Gérard Langlois Meurinne, psychiatre et psychothérapeute, propose régulièrement une chronique du Mycelium, réflexion axée sur l’écologie humaine. Dans son dernier article, intitulé « Le bel aujourd’hui », il invitait à « réenchanter notre monde » dont l’avenir est souvent perçu avec crainte et même angoisse. Ci-dessous, il développe une pensée de Pierre Rabhi : pour améliorer notre monde, nous avons d’abord à l’aimer et à le contempler.
Des temps homériques
Dans mes chroniques, je développe une vision de l’humanité parvenue au cours de sa longue et admirable évolution à un moment crucial de son histoire.
En effet, notre humanité, jusqu’à un certain point encore adolescente, est en proie à l’hubris des grecs, c’est-à-dire à un mouvement fait d’orgueil et de démesure. Symboliquement, l’hubris vient rompre l‘ordre naturel de la vie et entraîne une réaction des dieux qui rétablissent l’équilibre en envoyant des avertissements et en « châtiant » les humains qui ne peuvent se maîtriser. L’Iliade d’Homère illustre bien cette loi de la nature.
Paradoxalement, l’hubris se présente comme le fruit de combats humains victorieux… mais qui en se poursuivant deviennent destructeurs, y compris pour ceux qui les mènent. Aujourd’hui, le monde contemporain n’est-il pas dans cette démesure ? Il est devenu trop dépendant d’un système économique « addict » à la croissance et à la surconsommation et qui ne peut plus s’en passer sous peine de catastrophe sociale. Le diagnostic et le remède ne sont pas évidents car le même système produit en même temps des effets bénéfiques dont nous profitons tous.
Et pourtant, nous sommes nombreux à avoir l’intuition que nous sommes à l’heure des choix : allons-nous avancer vers l’âge adulte et devenir plus conscients, sobres et responsables, ou bien nous laisserons-nous entraîner par l’hubris collective en prolongeant indéfiniment notre civilisation « thermo-industrielle », au risque de la voir s’effondrer ?
Dans l’Odyssée que chante Homère après l’Iliade, Ulysse a fait son choix : quels que soient sur sa route les obstacles et les séductions et malgré le « chant des sirènes », Ulysse se montre déterminé à rentrer à Ithaque retrouver sa femme et son fils après vingt ans d’absence. Symboliquement, Homère nous invite avec Ulysse à un « retour » à notre terre, à nos racines, à la paix, à ce que nous avons construit, une famille et un environnement plus précieux que la gloire et les conquêtes.
En ces temps modernes « homériques », serons-nous comme le bouillant Achille qui ne peut arrêter le combat ou comme le vaillant et sage Ulysse qui choisit le « retour » ?
La parabole des courants
Deux « courants » sont à prendre en compte pour la « navigation » qui nous attend :
- Le courant de fond :
C’est celui qui a porté l’humanité dans sa longue marche en avant : une tendance de long terme à l’émancipation qui a favorisé une plus grande « personnalisation » de l’humanité (Cf : Jung avec l’individuation, Emmanuel Mounier avec le personnalisme communautaire, André Rochais avec PRH et la croissance des personnes).
L’émancipation de la personne a, en effet donné progressivement la priorité au salut et au bonheur personnel par rapport à la soumission au groupe, sans forcément les opposer, le groupe restant vital pour la survie individuelle. Cette évolution a été favorisée de façons diverses mais convergentes par la Grèce antique puis par le Christianisme, se prolongeant à la Renaissance humaniste, puis au siècle des Lumières et dans les psychologies modernes.
Il a fallu en même temps un contexte socio-économique favorable : passant de la société des chasseurs-cueilleurs à celle des états-nations modernes. L’humanité a pu développer des moyens collectifs de subsistance et de protection efficaces permettant cette émancipation.
Au fil de cette longue marche de l’humanité, ce mouvement de personnalisation a engendré beaucoup de nouveautés : moins de soumission des individus, moins de « moralisme » collectif, plus de liberté (croyances, opinions et pratiques). Du coup, nous avons pu mieux développer nos dons spécifiques, vivre une autonomie de pensée, une plus grande liberté de choix, développer plus de créativité personnelle, etc.
Ce mouvement s’auto-entretient car il répond à un dynamisme de vie inscrit au fond de chacun de nous (André Rochais). Notons enfin que la personnalisation s’accompagne d’une « intériorisation » : chacun, au-delà de ses besoins, écoute plus ses aspirations en relation avec ses valeurs. Étant moins guidé de l’extérieur, chacun est plus invité se référer à sa conscience profonde (son « guide intérieur »).
Il est encourageant et réjouissant de constater que la personne qui « devient plus elle-même » se sent amenée de l’intérieur à vivre plus d’altruisme, à mieux investir les liens avec autrui et à chercher plus la coopération. Plusieurs chercheurs actuels commencent à le remarquer (Réf : Jacques Lecomte, « La bonté humaine », 2012 ; Pablo Servigne, « L’entraide : l’autre loi de la jungle », 2017 ; Steven Pinker, « La part d’ange en nous : histoire de la violence et de son déclin », 2017 ; Rutger Bregman, « Humanité, une histoire optimiste », 2020).
- Le courant apparemment dominant :
La culture de l’émancipation a également favorisé de façon inévitable une tendance individualiste : égocentrisme, matérialisme, relativisme, parfois nihilisme. Cet individualisme entraîne aussi chez une partie de nos concitoyens une défiance envers toutes les institutions, un repli sur soi, un découragement et une angoisse de l’avenir allant jusqu’à entretenir une sorte de dépression collective.
L’état de crise permanent
Aujourd’hui, nos sociétés sont comme traversées par ces deux courants ambivalents et contradictoires : personnalisation vs individualisme libertaire, aspirations à la solidarité vs repli égocentrique. Certains parlent de crise des valeurs ou de crise civilisationnelle, ce qui semble plus pertinent que de réduire tout à une crise environnementale.
Là-dessus, survient la pandémie qui nous suggère que la crise devient un état permanent et quasi universel. Ce concept de crise n’est ni négatif, ni positif, le temps de crise étant étymologiquement le moment de se questionner et de faire des choix. En effet, au-delà de notre sort personnel, cette crise nous invite à nous soucier du salut de nos concitoyens (dont le nôtre dépend aussi) puis, par extension, de celui de toute l’humanité. Et, peu à peu, la réalité d’une crise mondialisée (sanitaire et environnementale) s’intègre dans la conscience collective universelle.
Renouer avec le courant humaniste profond
Pour avancer et traverser l’épreuve, pour retrouver une cohésion sociale, un équilibre entre nous et notre mère-nature, une évidence nous pousse à renouer avec le courant humaniste profond qui nous a porté. C’est un choix de confiance envers nous-même et envers autrui, et c’est un choix de confiance envers les potentialités étonnantes de la nature humaine. Choix lucide qui n’idéalise pas cette nature mais qui croit à un possible surplus d’humanisation à venir. Renouer avec ce courant c’est poursuivre notre personnalisation en soignant notre croissance personnelle. C’est un choix à faire et à refaire en permanence pour l’intégrer dans nos vies. Choix à « vivre » authentiquement et le plus souvent au pas à pas. Car il s’agit d’être à l’écoute de notre conscience profonde en tenant compte de nos forces et limites, c’est à dire « à hauteur d’homme ».
Se faisant, nous ferons notre part pour « réenchanter le monde ». D’autres seront entraînés, par rayonnement naturel.
Alors, si nous nous y mettions… sans attendre que des « leaders » viennent nous chercher ! Tout est là, en nous, cultivons nos fruits, cueillons-les et partageons-les autour de nous !
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Dans mes prochaines chroniques, je vous proposerai chaque mois deux pistes de réenchantement à expérimenter et un piège à éviter.