L’écoute, une si puissante petite chose

26 Fév, 2020 | MEDIAS & COMMUNICATION, SOCIÉTÉ DE BIEN COMMUN

Valérie Boulanger est spécialiste des questions liées à la maternité et à la grossesse. Après une expérience professionnelle de consultant et de sociologue, elle anime depuis dix ans la ligne éditoriale du site internet SOS Bébé et son service d’écoute. Elle assure la coordination, la formation et l’encadrement de l’équipe d’écoutants.
Cet article est issu de l’ouvrage « Société de Bien Commun vol.3, vers une humanité intégrale », que l’on peut commander en librairie.

“Écouter n’est ni simple si facile. C’est une posture qui demande une vraie présence et une grande disponibilité intérieure. Qui demande aussi une bonne connaissance de soi-même pour se mettre de côté, sans se couper de ses émotions et être entièrement attentif à l’autre.”
Un long chemin…

Plusieurs événements ont marqué ce chemin qui a permis de concrétiser mon engagement dans l’écoute. J’ai été interpellée très jeune par la question de l’avortement. Entraînée par une amie à quelques réunions du Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception (MLAC) quand j’avais 17 ans, j’ai été choquée de voir comment les femmes étaient accueillies et guidées vers l’avortement. Beaucoup de jeunes femmes venaient confier leur détresse, leur panique et leurs peurs devant une grossesse imprévue. Leur désarroi m’a bouleversée. Il n’était ni écouté ni entendu : l’avortement était présenté automatiquement comme la seule issue, la meilleure solution. Ce qui m’a marquée dans ces réunions, c’est l’évidence que pour beaucoup, il ne s’agissait pas d’un choix mais d’une fatalité qu’elles vivaient sous la contrainte et avec beaucoup de souffrance et de culpabilité.
Je me suis promis de ne jamais oublier et de m’engager un jour pour que les femmes enceintes dans des situations difficiles puissent échapper à cette fatalité. Il fallait d’autres lieux où elles puissent se confier, protégées de l’idée d’un “avortement automatique” en cas de difficulté. Je savais aussi qu’il me fallait acquérir un peu d’expérience et de maturité pour m’y impliquer…
Par ailleurs, mon expérience personnelle de la maternité m’a mieux fait comprendre l’ambivalence de ces femmes. Cette expérience a été parfois difficile, marquée par plusieurs événements douloureux. Une succession de fausses couches et des grossesses difficiles m’ont appris la fragilité de la vie et sa valeur. Cette vie qui est là peut soudain s’arrêter… Combien cela peut faire mal et nous remettre en question !
J’ai souffert – nous avons souffert à deux, avec mon mari – d’une certaine incapacité à partager notre peine et notre détresse, malgré tout l’amour qui nous unissait. J’ai fait l’expérience de la part d’incommunicable qu’il y a dans la grossesse, dans ce qu’elle tisse au plus intime, dans la douleur de la perte et du deuil. Et du sentiment de solitude et de culpabilité qui en découle.
Cette expérience m’a rendue sensible à ce que peuvent ressentir les femmes et les hommes confrontés à une grossesse imprévue ou difficile, qui se passe mal, ou qui survient dans une situation qui conduit à la remettre en cause, voire à décider de « l’effacer », et à la trace que cela peut laisser, comme une blessure qui peine à guérir.
Enfin, plus tard, j’ai fait une rencontre ponctuelle qui a transformé ma vie. J’ai pu confier ces histoires de vie et de mort portées au plus profond de moi ; j’ai été libérée du poids de la tristesse que je portais toujours sans vraiment m’en rendre compte. L’écoute bienveillante dont j’ai bénéficié a été consolatrice. J’avais pu déposer mon fardeau de tristesse
et de culpabilité de ne pas avoir été la maman protectrice que j’aurais dû et voulu être. J’éprouve toujours de la gratitude pour celui qui m’a écoutée, qui a accueilli mes paroles, mes mots et mes maux, sans me juger, sans chercher à expliquer ou analyser, ni à trouver des solutions, sans m’imposer de recettes… À travers tout ce que cette personne m’a apporté, notamment, j’ai découvert la puissance de l’écoute.
Tous ces événements – qui constituent mon histoire (toujours inachevée) avec la vie – ont contribué à m’orienter
vers une activité d’écoute. J’avais alors 45 ans – un âge de maturité pour devenir écoutante bénévole ou professionnelle.
Des échanges avec Tugdual Derville m’ont permis d’intégrer, d’abordcomme volontaire, puis comme permanente,
le service SOS Bébé. C’était alors un portail d’informations et de ressources pour les personnes ayant des questions sur la maternité ou étant confrontée à des épreuves liées à l grossesse. Avec toute une équipe, nous avons déployé le service d’écoute qui s’ébauchait, dans l’idée d’offrir aux femmes ainsi qu’aux hommes et aux couples, un espace de parole spécialisé. Je pouvais enfin concrétiser ce désir de jeunesse et faire bénéficier SOS Bébé de ma propre expérience.

Écouter, tout un art

Deux principes de l’écoute de SOS Bébé : la gratuité et la confidentialité. Je crois que la gratuité (qui n’exclut pas le professionnalisme) est une soif de notre temps. Elle permet aux femmes et aux hommes de se sentir accueillis, de façon inconditionnelle, sans arrière pensée. Elle suggère notre entière disponibilité de temps et de coeur. Elle les appelle à la confiance et les incite à leur tour à la disponibilité. Cet échange de bienveillance, voire de générosité, a un
effet immédiat : il sort de la solitude, relie à l’humanité.
La confidentialité est, bien sûr, essentielle dès qu’il s’agit de vie intime. Ce qui se passe dans le cadre de l’écoute est unique. Personne d’autre que l’écoutant ne sera au courant. Notre écoute est bienveillante et sans jugement (on dit « empathique »). Elle est centrée sur la personne, sa parole et ses émotions, et non pas sur sa situation. Elle lui permet de se confier, de dire ce que souvent elle n’a pu exprimer à personne et nulle part. Les personnes écoutées s’autorisent à dire ce qui peut leur faire honte, ce qui est tabou, et s’en libèrent. Partager ses émotions, ses peurs, aide à les dépasser.
Exprimer les tensions, les pressions subies, permet de sortir des impasses et d’envisager d’autres issues que celle qui semblait s’imposer. Souvent la panique ou l’angoisse empêchent d’y voir clair. Être écouté, c’est déposer un à un ses problèmes. Cela permet d’avoir une perception plus large et plus ouverte de la réalité. C’est incroyable comme la parole libère, à condition d’être entendue et accueillie. C’est là toute la puissance de l’écoute.
L’élément clé d’une écoute respectueuse est la reformulation. Reformuler est un exercice difficile qui nécessite un apprentissage et un entraînement. Pour celui qui est écouté, entendre ses propos reformulés, ce n’est pas seulement se sentir (enfin) reconnu et compris dans sa peine ou ses problèmes, c’est se donner la chance de s’écouter soi-même : la personne qui s’est confiée se reconnaît dans l’écho donné à ses paroles, comme dans un miroir. Elle peut prendre du recul, se surprendre elle-même, ajuster sa pensée, réorienter son regard ; car ce reflet d’elle-même l’aide à clarifier son point de vue et à l’approfondir : se sentant comprise, elle est encouragée à s’exprimer, à aller plus loin, à sortir de certains enfermements ou de certaines impasses… Reformuler permet à l’écoutant d’éviter les pièges qui entravent l’écoute : le contresens, l’interprétation, la projection, la fuite, l’analyse, le jugement, la recherche trop rapide de « la » solution. Ce peut-être une ascèse précieuse pour renvoyer la personne à sa responsabilité, à sa dignité.
Écouter n’est ni simple ni facile. C’est une posture qui demande une vraie présence et une grande disponibilité intérieure. Qui demande aussi une bonne connaissance de soi-même pour se mettre de côté, sans se couper de ses émotions et être entièrement attentif à l’autre.
C’est pourquoi la formation initiale et permanente des écoutants est si importante, ainsi que leur supervision. Les écoutants de SOS Bébé y consacrent un temps conséquent. Cela fait partie de leur engagement. Autant chaque écoute est personnelle, autant elle s’inscrit dans un travail d’équipe, qui nous garde de la tentation de toute-puissance ou d’un excès de subjectivité.

Les fruits d’une écoute respectueuse

Après quinze ans d’expérience, je suis émerveillée de ce que l’écoute que nous offrons peut apporter aux personnes qui s’adressent à nous. Beaucoup nous partagent les chemins ouverts, les nouvelles perspectives envisagées, l’assurance et la confiance retrouvée.
Je pense à cette jeune fille qui s’est adressée à nous alors qu’elle venait de découvrir sa grossesse et qui ne voyait pas d’autre issue que d’avorter sans prévenir personne, sa famille ne pouvant que la rejeter. Au fil de l’écoute, elle a pu dire tout ce qui lui faisait peur, ce qui était infranchissable ; elle a pu aussi exprimer combien cet enfant était précieux pour elle, combien elle se sentait déjà maman. Elle a puisé dans nos échanges une grande force pour, d’abord, garder pour elle son secret. Puis, pour se préparer à affronter sa famille et une éventuelle rupture. Elle s’est aussi préparée à l’annoncer à sa maman. Ce qu’elle a fait deux mois plus tard en lui confiant tout ce qu’elle ressentait, ses peurs d’être rejetée, sa joie d’être enceinte malgré les difficultés, et sa détermination à garder son bébé. La réaction de sa maman a d’abord été la colère, mais très vite elle lui a apporté son appui. Un an plus tard, cette jeune fille nous a écrit pour nous confier son bonheur d’être maman d’un petit garçon, nous dire combien son père, qui avait réagi très violemment et l’avait ignorée tout le temps de sa grossesse, était un grand-père heureux et gâteux de son petit-fils. Elle avait repris ses études et envisageait de se marier avec un jeune homme rencontré juste après la naissance de son fils et qui était comme un père pour lui.
Je pense aussi à cette autre jeune femme, paniquée d’être enceinte à 26 ans. Son copain depuis six ans était, lui, enchanté. Mais pour elle, c’était un tsunami : elle ne se sentait pas prête, elle n’avait pas l’âge… et n’éprouvait que du désespoir et un violent rejet pour ce bébé. Personne dans leur entourage d’amis n’était parent et, dans la rue, elle ne voyait que des femmes enceintes beaucoup plus âgées qu’elle. Être écoutée dans ce qui était si difficile, voire impossible pour elle, lui a permis d’apprivoiser cet imprévu qui venait bousculer sa vie et qui était si violent. Elle aussi nous a écrit quelques mois après la naissance de son bébé pour nous partager sa joie.
Je pense enfin à cette femme qui a trouvé dans l’écoute l’appui et les forces dont elle avait besoin pour ne pas céder aux injonctions d’avorter et aux menaces de la quitter de son compagnon. Situation si courante… Elle nous a confié quelques mois plus tard qu’il était revenu alors qu’elle était enceinte de cinq mois, lui demandant pardon et la remerciant de ne pas l’avoir écouté et d’avoir gardé leur bébé… Nous avons appris d’elle, d’eux, combien le temps de l’homme est différent de celui de la femme pour accueillir une grossesse imprévue.
Beaucoup de femmes aussi s’adressent à nous après un avortement, parfois longtemps après. La souffrance qu’elles nous confient est particulièrement bouleversante. Toutes les femmes qui ont vécu un avortement ne s’adressent pas à un service d’écoute, n’en éprouvent pas le besoin… Ce que nous entendons est un écho de certaines réalités vécues.
Ce qui me frappe le plus, au-delà de la douleur du manque et de celle d’avoir arrêté une vie qui était là, c’est le sentiment
de fatalité, d’écrasement qu’elles expriment.
Pour elles, l’histoire de leur avortement n’est pas une histoire de liberté et de choix, mais tristement et violemment une histoire de pressions, de peurs, de menaces et souvent d’abandon. Une histoire pour laquelle elles n’ont entrevu aucune autre issue.
Plusieurs souffrances se conjuguent souvent : celle de ne pas avoir réussi à protéger leur bébé, d’avoir agi dans la panique, pressées par les délais de l’avortement médicamenteux (68 % des avortements, avant cinq semaines de grossesse « en ville » ou avant sept semaines à l’hôpital) et celle, toujours vive et écrasante, d’avoir été rejetées par le père de l’enfant.
Pouvoir en parler sans peur d’être jugées, revisiter ce qui s’est passé, confier ce qu’elles ressentent est vraiment libérateur et consolant.
L’écoute m’apparaît toujours plus comme une clé essentielle pour le ressourcement des personnes. C’est une réponse précieuse à leur quête de liberté et de vérité. Sur ces sujets si intimes et sensibles que sont les relations de couple, la sexualité, la maternité, le devenir d’une grossesse, l’expérience d’un avortement ou d’une fausse-couche, la découverte de l’infertilité, l’annonce d’un handicap, être écouté, entendu, est un véritable moteur pour avancer, se laisser consoler,et retrouver son espace de liberté intérieure. Car notre société impose bien des conditionnements, des normes sociales et des injonctions qui pèsent sur la maternité.

L’écoute pour transformer le monde ?

L’écoute n’est heureusement pas réservée aux services d’écoute… Elle devrait être au coeur de toute vie de couple ou familiale, de toute vie professionnelle, associative, de village ou de quartier. Comment imaginer bâtir une société de bien commun sans que chacun puisse bénéficier de la part de ses proches ou de ses voisins d’une oreille attentive, ouverte et respectueuse ? On peut imaginer les effets positifs sur l’ensemble de la société si l’écoute se diffusait largement dans toutes nos relations humaines et dans tous nos échanges, si nous étions tous plus capables d’écoute… Et donc capables, aussi, de nous imposer certains silences, même intérieurs.
Écouter ne va pas de soi, particulièrement dans la vie quotidienne… J’en fais l’expérience presque tous les jours… Mes familiers me reprochent souvent de ne pas les écouter ou de répondre à leur besoin d’écoute par des propositions de solutions…
Il est bien difficile de se décentrer de soi-même, de laisser de côté son désir de dire et d’être entendu. Certaines personnalités ne peuvent s’empêcher de chercher des réponses (trop souvent toutes faites ou bien déresponsabilisantes), de partager leur vision de la situation, d’imposer une vision commune ou de vouloir convaincre.
La posture d’écoute n’est pas naturelle : il faut la choisir.
Choisir d’offrir à l’autre, à celui qui se confie, souvent à l’improviste, ce temps de vraie présence, sans juger, sans chercher à évaluer, à enquêter pour mieux maîtriser. Juste être là et accueillir ce qu’il confie. L’écoute nécessite un lâcher-prise qui donne sa chance à la vie. Soyons attentif à la vitalité qui peut naître et se déployer d’une écoute. C’est un vrai cadeau. Chacun peut choisir de faire ce cadeau à la première occasion, pour en goûter le fruit.

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