Encordés

29 Mar, 2020 | SOCIÉTÉ, TÉMOIGNAGES

Emmanuel Chabas est membre du comité de déploiement du Courant pour une écologie humaine. Il nous livre sa réflexion sur la situation actuelle.

Plutôt que d’exalter les « premiers de cordée » mettons à l’honneur les « compagnons de cordée »

Fraîchement élu, notre Président avait déclaré : « Je crois à la cordée, il y a des hommes et des femmes qui réussissent parce qu’ils ont des talents, je veux qu’on les célèbre […] Si l’on commence à jeter des cailloux sur les premiers de cordée, c’est toute la cordée qui dégringole ». Cette phrase avait fait polémique à l’époque ; depuis, le Président Macron a plusieurs fois eu l’occasion de justifier sa métaphore, expliquant qu’il y a un mérite évident à celui qui ouvre la voie, mais aussi à celui qui l’assure : « Une société qui n’a pas ses premiers de cordée, qui n’a pas des gens qui arrivent à ouvrir la voie dans un secteur économique, social, dans l’innovation, ne monte pas la paroi. Mais quand il n’y a personne qui assure, le jour où ça tombe, ça tombe complètement. »

Ces explications ont pu ressembler à un rattrapage aux branches : les détracteurs du Président lui reprochaient, à glorifier ainsi les « premiers de cordée » ou disons le autrement « la France qui gagne », d’oublier un peu vite tous les autres, travailleurs de l’ombre, oubliés des feux des projecteurs.

La crise actuelle, de façon subite, met au premier plan ceux qui assurent : infirmières, ambulanciers, éboueurs, caissières, manutentionnaires, transporteurs routiers, agriculteurs, croque morts, etc.

Les agriculteurs : on a presque cru pouvoir se passer d’eux, pendant un temps. L’alpha et l’Omega de l’agriculture moderne devant être la mécanisation, le remembrement des parcelles, les pesticides, etc. La modernité valorisée se mesurant au nombre d’hectares par agriculteur. La preuve que l’on comptait les agriculteurs pour peu de choses ? Citons, dans le désordre, le manque de considération qu’on leur porte – il est à noter le côté péjoratif qu’a pris le beau mot de « paysan » -, le fort taux de suicide, les violentes accusations de pollution… Voilà que, tout à coup, cette crise réconcilie les français avec ceux qui les nourrissent, le Gouvernement appelle à rejoindre « l’armée de l’agriculture », en quête de main d’œuvre, et beaucoup répondent présents.

Et que dire des caissières tellement invisibles qu’on les remplace par des caisses automatiques ? Des infirmières qui souffrent depuis longtemps d’un manque de moyens matériels et humains ? On se met subitement à les voir, à les applaudir dans la rue ! Voilà que ces invisibles entrent en pleine lumière, on se démène pour les loger près de leurs lieux de travail alors qu’habituellement, on ne s’inquiète pas de leurs temps de trajet ou de leurs conditions d’habitation avec un SMIC. Subitement, on ne voit littéralement plus qu’eux puisque tous les autres sont confinés chez eux, ces autres qui se sentent, il faut le dire, assez peu utiles, tant leurs multiples savoir-faire semblent inopérants dans la lutte contre cet ennemi commun.

Sur un autre plan, depuis quelques années, les technologies permettent de déclencher tout un tas d’actions d’une simple pression du doigt sur son smartphone : livraison de colis ou de repas à domicile ou au travail, commande d’un taxi, etc. Cette faculté fascinante que l’homme moderne acquiert avec son téléphone portable, qui lui donne le sentiment d’être un jeune dieu agile selon l’expression d’Alain Damasio, nécessite, pour qu’elle puisse prendre corps, un livreur en bout de chaîne… sans livreur, après le click pas de collect… Patatras ! Ce factotum, compté pour rien, car éminemment remplaçable dans un monde où il faut des compétences pointues et uniques pour optimiser son employabilité, eh bien oui cet homme est utile. Il est le rouage humble mais indispensable qui permet à la machine de fonctionner normalement, sans lui tout se grippe.

Tous égaux

Le surgissement de ce virus qui peut toucher tout le monde, qui ne se soucie pas de la condition des gens, nous met tous sur un pied d’égalité. Dur rappel que nos jours sont comptés.

Dans une société occidentale vieillissante où la mort est souvent cachée (il y a eu, il n’y a pas si longtemps, un débat à l’Assemblée Nationale pour proposer d’interdire la vieille tradition vivace dans nos campagnes, de veiller les morts à son domicile), certains la considérant même comme bientôt « obsolète » grâce aux progrès permis par les NBIC (cf. « la mort de la mort » du Dr Laurent Alexandre). Oubliant notre mortalité, notre finitude, quelques médias parlaient quasi quotidiennement d’homme augmenté, comme si l’homme n’était qu’un produit intermédiaire appelé à être dépassé. Dur retour au réel pour ceux qui pensaient pouvoir s’acheter une vie meilleure, débarrassée de certaines contraintes, qui s’appliquaient aux autres, aux habitants des pays du sud, qui étaient encore soumis, eux, les pauvres, aux catastrophes sanitaires en tout genre.

Les low cost avaient permis une vie où le voyage à l’international devenait banal, abolissant les frontières. Cette crise, avec le confinement et les mesures de quarantaine mises en œuvre par beaucoup de pays, vient, là encore, remettre sur un pied d’égalité ceux qui peuvent voyager et ceux pour qui cela n’est pas une possibilité. Un seul mot d’ordre applicable à tous « tout le monde chez soi ».

Face à cette crise, nulle échappatoire : nous partageons les mêmes limites et la même humanité – comme pour la lutte pour la préservation de notre biosphère – mais cette fois, aucun pays n’a d’autre choix que de s’engager dans cette lutte contre la pandémie… 

Nos essentiels

Dans la crise sanitaire actuelle, beaucoup d’activités cessent : les hôtels (plus de touristes, ni de déplacements professionnels), les commerces (pour ceux qui n’ont plus de droit d’ouvrir), les cliniques (les actes chirurgicaux non urgents sont décalés pour que les cliniques puissent suppléer si nécessaire les hôpitaux qui seraient débordés par l’afflux de malades à soigner), le bâtiment (les chantiers s’arrêtent en attendant que la filière se réorganise pour pouvoir travailler en assurant la sécurité sur les chantiers), les usines de production automobiles, etc.

Seules les activités essentielles ne peuvent s’arrêter… imagine-t-on ce que deviendraient nos villes à l’arrêt si les éboueurs arrêtaient eux aussi de travailler ? (Ceux qui ont connu les grèves d’éboueurs à Marseille peuvent témoigner que cela deviendrait vite invivable) Si le personnel d’EDF ne maintenait plus les centrales ? Si Rungis et son marché de gros ne fonctionnait plus ?

Alors oui, cette crise souligne le rôle essentiel de ceux qui assurent le fonctionnement de notre société, on les applaudit, on vante leur civisme, car même au plus fort de la crise, ils assurent la continuité de service. Certains ont même choisi, alors que leur carrière avait pris un autre tournant, de rejoindre leur métier d’origine, tel ce médecin urgentiste devenu gérant de cliniques en Suisse qui est revenu aider ses anciens collègues à l’hôpital en France, au lieu de rester bien au chaud. Chapeau quand on sait le lourd tribut payé par les médecins (à ce jour, 5 médecins décédés en France et au moins 4 soignants de l’APHP en réanimation). 

Le confinement est aussi l’occasion pour beaucoup de parents de se rendre compte de ce que signifie « faire l’école » à leurs enfants, des difficultés de ce métier, alors même que les enseignants ont d’ordinaire une trentaine d’exemplaires de ces charmants chérubins à faire avancer tant bien que mal. L’enseignement est aussi un très bon exemple de métier que l’on pourrait regarder différemment suite à ce confinement…

Et après ?

Que restera-t-il de cette crise ? On espère tous que cette crise passera, qu’à notre échelle individuelle, on la traversera en gardant la santé et sans avoir à déplorer la perte de nos proches. On espère garder notre humanité, et que l’on aura su être attentifs aux travailleurs précaires, aux anciens qui confinés, vivent peut-être encore plus difficilement leur isolement, aux SDF, et au-delà aux habitants des pays du sud qui n’ont pas toujours un système de santé aussi structuré pour faire face à cette épidémie car « on reconnaît la grandeur d’une société à la façon dont elle traite les plus fragiles »…

Quand cette crise sera passée, on aura collectivement le choix de reprendre la « course de nos vies » avec sa frénésie de consommation, d’occupations etc. ou de regarder autrement « ceux qui assurent ». De conserver quelque chose de l’admiration qu’on aura eu pour eux au plus fort de cette crise, quand ils auront été là pour nous. Et de reconsidérer ce qu’est une juste rémunération pour ces métiers à l’utilité trop longtemps négligée.

Suite à ce confinement, la phrase de notre Président pourrait devenir celle-ci : « Je crois à la cordée, à l’esprit collectif, je souhaite qu’on le célèbre, si on commence à déprécier tel ou tel, c’est toute la cordée qui dégringole »

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