On a fait un livre audio pour un oncle aveugle #Témoignage

13 Nov, 2020 | ART & CULTURE, FAMILLE, SOLIDARITÉS & SOCIÉTÉ

Lors de la première vague de confinement, Thadée a réalisé un livre audio pour un grand-oncle aveugle. En écoutant son récit, on s’est enthousiasmé et on a pensé que ça vous inspirerait sans doute : rien de tel que des projets collectifs pour vivre au mieux son confinement ! On a donc demandé au protagoniste de partager son histoire et il s’est exécuté avec brio. On lui laisse la parole.

“Notre amateurisme, c’était un moyen d’être un peu plus présent dans la chambre de mon oncle. Comme si ma mère était avec lui, dans le fauteuil à côté de son lit, à lui faire la lecture.”

Le premier confinement n’a été heureux pour personne. Enfermés, beaucoup d’entre nous ont cherché à s’occuper pour ne pas se taper la tête contre les murs. Certains ont tenu un journal de confinement, d’autres ont fabriqué leur propre pain. Mes parents et moi nous sommes plongés dans la création d’un livre audio. L’idée est venue de ma mère. Elle a ce frère, un vieil oncle aveugle, qui est resté coincé dans la chambre de son hospice, et qui n’a plus qu’un lecteur CD et la télévision comme divertissement.

Habituellement, un livre audio est à destination de quelqu’un : un vieil oncle aveugle, donc, un adolescent rétif à la lecture, un travailleur manuel littératurophile, etc. On fait rarement un livre audio pour soi seulement. Il faut déjà supporter sa voix. Notre voix sonne toujours plus grave dans notre tête que sortie de celle-ci. Il faut aussi supporter ses défauts d’élocution. Moi, par exemple, je zozote et je ne m’en rends pas compte. Mais une fois ma voix sur un enregistrement, je n’entends plus que ça. Toutes ces raisons font de cette sentence une classique ritournelle : “Je n’aime pas ma voix”. Phrase d’autant plus étrange que prononcée avec cette même voix décriée et qu’à moins d’être des exhibitionnistes patentés, ceux qui vous font cette confession sont des proches ou des amis, dont la voix est familière et souvent agréable. Vous avez beau peiner à les convaincre du charme de leur timbre, ils n’en démordront pas. Apprendre à aimer sa voix est un travail personnel, que visiblement ma mère n’a pas fait. Elle veut bien lire mais refusera d’écouter les enregistrements. Ce qui me laisse seul maître à bord en ce qui concerne le montage.

Le choix du livre est important. Chaque œuvre a son public et il ne faut pas se tromper. Il y a des allergiques à Houellebecq, des souffreteux de Sartre et des intolérants à Guillaume Musso. Parfois, nous aimons faire découvrir un livre ou un auteur qui nous tient à cœur, et nous pouvons (moi en tout cas) être brusque et forcer la rencontre. Faire les entremetteurs littéraires, c’est délicat et il faut toujours agir dans le respect des choix d’autrui. Et donc, bien connaître sa cible. Mon oncle, ancien architecte, se passionne maintenant pour l’Histoire des premiers hommes, des découvertes du néolithique et du vaste passé confus de nos ancêtres. Ça sera donc de la littérature dans ce créneau. Et ça tombe bien : cette dernière décennie a été marquée dans ce domaine par le désormais incontournable Sapiens, une brève histoire de l’humanité de l’historien Yuval Noah Harari. Traduites dans plus de trente langues, et en français chez Albin Michel depuis 2015 ; recommandé par Bill Gates, Zuckerberg, Obama, et même par Carlos Ghosn entre deux voyages en malle, ces 443 pages grands formats ont été conçues à destination du grand public. Seize heures de lecture à raison d’une heure par jour, toutes enregistrées à l’Iphone. Des bruits de voitures, de scooters, des giboulées et quelques conversations de passants (on habite au rez-de-chaussée) : on a tout gardé au montage ; les erreurs, les bafouillements et les hésitations aussi. Notre amateurisme, c’était un moyen d’être un peu plus présent dans la chambre de mon oncle. Comme si ma mère était avec lui, dans le fauteuil à côté de son lit, à lui faire la lecture.

Pour marquer des pauses dans le flot des sapiens, des révolutions agricoles et d’X découvertes bouleversantes, j’ai mis de la musique. Ce livre audio n’ayant pas vocation à sortir du cercle familial, je me suis fait plaisir niveau droit d’auteur. J’ai pillé des concertos de Vivaldi, des symphonies de Beethoven, les “Ceremony of Carols” de Benjamin Britten. J’ai volé aux Beatles, au Velvet, à Chet Baker, leurs morceaux les plus doux pour reposer les vieilles oreilles de mon oncle. Je l’imaginais s’endormir sur la voix de de Lou Reed et de se réveiller avec celle de ma mère. Quant à mon père, dans cette histoire, il s’est occupé de graver le disque. Il a poussé le vice, en recyclant une boîte de CD rom, jusqu’à réaliser une fausse pochette, avec nos noms et celle d’une fausse maison de production : “la maison de ma chambre”. Le livre audio fini, il a été envoyé. Après quelques jours de voyage et de décontamination, le colis est bien arrivé. Mon oncle l’a dévoré en trois jours. Puis nous a appelés pour nous remercier et nous parler de Sapiens avec la passion d’un enfant. On l’a écouté poliment mais il faut avouer que le sujet nous passait maintenant au-dessus du nez. Il nous a fait un résumé à sa sauce du livre et a fini par nous embrasser et se poser pleins de questions sur le futur.

Le livre se termine aussi sur une question : « un animal devenu Dieu ? » en parlant de nous, les humains. Le progrès technique nous permet désormais de manipuler le vivant jusqu’à l’ADN. Notre créature, l’Intelligence Artificielle, serait en passe de nous dépasser. Et nous fusionnons petit à petit avec la machine, notre ordinateur de poche étant le premier pas vers notre transformation en cyborg. Le constat est vertigineux. Et bien malin celui qui prédira le futur d’un monde dans lequel une petite famille enfermée dans son appartement et allongée sur un lit, est désormais capable de produire son propre livre audio. 

N.B : S’il est important de lire et de se nourrir de littérature, il ne faut pas oublier d’avoir un regard critique sur ces ouvrages. Dans Sapiens, l’auteur précise que c’est l’aveu d’ignorance qui a poussé les explorateurs et les scientifiques européens à partir prospecter le monde. Renouvelons cet aveu et profitons du plaisir de douter.

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