L’économiste Pierre-Yves Gomez, professeur à l’EM Lyon Business School et co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, met en parallèle le parcours de deux entrepreneurs “stars” : Jack Ma (Alibaba) et Elon Musk (Space X)
Jack Ma est une star du capitalisme contemporain. Parti de rien, il fonde en 1999 Alibaba, qui est devenu le plus grand site de e-commerce au monde. Depuis 2004, il développe Ant Group, géant du paiement en ligne et du crédit aux particuliers. En 2020, il détient la première fortune chinoise. Mais en octobre 2020, après un discours de M. Ma contre le système bancaire, les autorités chinoises suspendent l’introduction de Ant Group à la Bourse de Hongkong prévue début novembre. Depuis, Jack Ma n’est plus apparu en public.
La trajectoire de M. Ma ne se réduit pourtant pas à la lutte d’un entrepreneur génial contre un Goliath bureaucratique. Un parallèle avec Elon Musk, autre entrepreneur star, américain, peut s’avérer plus éclairant sur son destin.
L’un et l’autre ont fondé leur réussite privée à l’abri de solides protections publiques. Comme tous les géants chinois du digital, Alibaba a profité de l’interdiction faite aux concurrents étrangers d’opérer en Chine. De son côté, Elon Musk a sauvé sa société spatiale Space X fondée en 2002, en signant dès 2008 des contrats avec la NASA pour ravitailler la station spatiale internationale. Il a bénéficié, depuis, du programme civil et militaire visant à reconquérir la suprématie américaine dans la conquête de l’espace.
Loin d’être des entrepreneurs solitaires luttant contre des administrations obtuses, leur force a consisté, au contraire, à exploiter des secteurs abrités incapables de se réformer.
L’un comme l’autre sont d’ailleurs proches des pouvoirs politiques : Jack Ma est membre du Parti communiste chinois, Elon Musk fut, en 2016, un conseiller, puis en 2020, un soutien public de Donald Trump.
Deux entrepreneurs aux limites des règles
La position de ces deux entrepreneurs leur a permis d’être créatifs aux limites des règles. Les données personnelles, accumulées en l’absence de droit par le site de vente en ligne Alibaba, alimentent l’activité de crédits aux particuliers gérés par Ant, qui échappe lui-même au contrôle auquel est soumis le système bancaire chinois.
Elon Musk, quant à lui, est un familier des déclarations et des Tweet tonitruants. Il a été poursuivi à plusieurs reprises par la SEC, le régulateur de la Bourse de New-York, pour des annonces sur sa société phare Tesla, jugées frauduleuses car susceptibles de tromper les investisseurs et de menacer la confiance envers les marchés. Frôlant la disgrâce, il s’en est tiré par des arrangements amiables et par la perte de son poste de président.
Les deux stars aux personnalités excentriques se donnent volontiers en spectacle dans les médias y compris pour alimenter, par leur image personnelle d’entrepreneurs extraordinaires, une spéculation optimiste sur leurs affaires : l’introduction en Bourse d’Ant Group promettait de rapporter 34 milliards de dollars (environ 29 milliards d’euros), soit la plus forte levée de fonds de tous les temps. Quant au cours de Bourse extravagant de Tesla, il est passé de 70 dollars l’action, en décembre 2019, à 700 dollars un an plus tard, ce qui a propulsé M. Musk au premier rang des fortunes mondiales.
Les capitalismes chinois et américain s’appuient sur des institutions politiques opposées. Mais la mise en parallèle des trajectoires de leurs entrepreneurs stars suggère qu’ils proposent au public une même représentation de la réussite individuelle propre au capitalisme spéculatif : image flamboyante de soi, consécration par la richesse personnelle même démesurée et esprit de subversion assumé – à condition qu’il ne menace ni le régime, ni l’ordre financier, s’il veut éviter la disgrâce.
Retrouvez sur Le Monde.fr l’article original publié le 20/01