Quelle que soit la question qu’on aborde, il y a toujours deux façons de faire : partir d’une idée pour expliquer la réalité, ou partir de la réalité pour en conclure une idée. Je ne vais pas vous mentir : je préfère la deuxième démarche, tant la première nous pousse à conformer de force la réalité à nos théories si parfaites.
Aussi, pour savoir ce qu’est l’art et, surtout, comprendre ses interactions avec l’homme, il faut l’observer patiemment… Et ça c’est une chance : nous vivons au XXIème siècle, ce qui permet de faire appel à l’Histoire, si riche d’enseignements !
L’ART FORGÉ PAR LE TEMPS
Que le lecteur me pardonne l’élagage (propre aux synthèses) qui va suivre, mais quand nous recueillons avec respect l’art tel que charrié sur nos rivages par les marées du temps, nous constatons qu’aux débuts de l’humanité, l’art était simplement une forme d’artisanat, surtout utilitaire. On construisait un meuble, un pont ou on s’adressait aux dieux certes, mais chaque fois l’homme en tirait quelque avantage pratique. De plus, qui dit technique (art se disait d’ailleurs « techné » en grec) dit savoir-faire. Le savoir-faire était donc la condition première de l’art. La beauté n’y avait-elle aucune place ? Si, bien sûr, mais de surcroît.
« Cette évolution est colossale : affecter la Beauté comme finalité de l’art […], c’est d’une part faire officiellement passer l’art de l’utilité à l’émerveillement, et d’autre part distinguer radicalement la vérité (objet de la Philosophie) de la beauté (objet de l’art). »
Durant la période médiévale, Alcuin d’York, une tête d’ampoule bien lumineuse que Charlemagne allumait quand il n’y voyait pas bien, distingua les arts libéraux (grammaire, dialectique, rhétorique, arithmétique, géométrie, astronomie et musique) des arts serviles (la fabrication de la laine, l’armement, la navigation, l’agriculture, la chasse, la médecine et le théâtre). Il s’appuyait pour cela sur la distinction que faisait l’antiquité entre le savoir (sciences spéculatives) et le savoir-faire (sciences pratiques).
A la Renaissance, les techniques fleurissent, et certaines disciplines, comme la peinture et la sculpture, s’autonomisent. La beauté aussi. Hé oui ! Madame s’émancipe et les artistes lui font la cour, afin de la coucher le plus tendrement possible dans leurs créations. Il ne reste plus qu’à donner un joli petit nom à l’art du beau.
Ce sont les Lumières qui s’en chargeront ! Dans son encyclopédie, Diderot définit le beau avec un certain panache : « Tout le monde raisonne du beau : on l’admire dans les ouvrages de la nature : on l’exige dans les productions des Arts. ». Puis il écrit ce qui restera jusqu’à aujourd’hui : les arts du beau seront appelés (roulements de tambour…) « Beaux-Arts. »
En fait, cette évolution est colossale : affecter la Beauté comme finalité de l’art (raccourci pour désigner les beaux-arts), c’est d’une part faire officiellement passer l’art de l’utilité à l’émerveillement, et d’autre part distinguer radicalement la vérité (objet de la Philosophie) de la beauté (objet de l’art).
LA RÉVOLUTION DANS L’ART
« Disons-le tout net, le terme « art contemporain » est un vaste attrape-nigaud. »
Faisons un bond dans le temps et arrêtons-nous à la fin du XIXème siècle (ou au début du XXème). C’est le début de l’art dit « contemporain». Disons-le tout net, le terme « art contemporain » est un vaste attrape-nigaud. Jadis, on savait ce qu’étaient l’impressionnisme et le réalisme, tous les deux contemporains l’un de l’autre, mais l’art « contemporain » d’aujourd’hui, qu’est-ce que c’est ? Un courant ? Dans ce cas, ce courant exclut toute autre forme d’art puisqu’il est le seul à être contemporain ! Un conteneur ? Dans ce cas, à quoi sert-il ? Afin d’éviter toute confusion, il faut donc d’abord caractériser cet art, puis le nommer.
« On a sacrifié le savoir-faire sur l’autel du faire-savoir. La communication par l’œuvre est remplacée par une communication sur l’œuvre, si toutefois il y a une œuvre… »
Un consensus général est de considérer que cette nouvelle forme d’expression date de Marcel Duchamp. De ce fait, on peut dire que cette « discipline » présente trois caractères :
1) l’art n’a plus pour objet la beauté. Il est un signifiant. Il véhicule d’abord quelque chose, et il peut ensuite émerveiller (jadis il émerveillait d’abord et pouvait ensuite véhiculer un message). Si le but de l’art est d’abord d’interpeller ou de questionner le monde, il n’a plus besoin, comme le disait Duchamp, de support (de pinceaux, de toile, etc.). C’est le principe du ready made. Mais surtout, il n’y a plus de différence entre l’art et la philosophie (l’art devient en quelque sorte de la philosophie ludique). C’est donc une destruction (ou « déconstruction » pour ceux qui veulent continuer à dormir sur leurs deux oreilles) de la distinction qu’avait constatée (et non créée) Diderot. Enfin, s’il suffit de signifier, tout peut être de l’art, pourvu que cela interpelle le public.
2) l’art a atrophié la valeur intrinsèque des œuvres. Cette valeur est initialement fondée sur les qualités internes de l’œuvre (le prix des matériaux, la valeur du savoir-faire, la trace du génie, le temps passé à la réaliser…). Puisque le savoir-faire n’est ni indispensable, ni souhaitable (la peinture a été bannie des Beaux-Arts !!!), celui-ci ne saurait être pris en considération.
3) l’art a hypertrophié la valeur extrinsèque des œuvres, fondée quant à elle sur les circonstances qui entourent les œuvres (histoire de l’œuvre, célébrité de l’artiste, incidence de l’offre et de la demande, etc.). De ce fait, on a sacrifié le savoir-faire sur l’autel du faire-savoir. La communication par l’œuvre est remplacée par une communication sur l’œuvre, si toutefois il y a une œuvre (ce qui n’est pas toujours le cas).
Marcel Duchamp se disait « anartiste». Plutôt que de dire « art contemporain », disons donc « anart » ou, comme Christine Sourgins, « AC».