Ce mois-ci, La Maison des bouquins propose un roman paru en novembre 2021 aux éditions fayard : “Ceinture de soie : carnets du Japon”, de Patricia Loison, journaliste et présentatrice de télévision.
L’HISTOIRE
« L’expatriation démultiplie l’intensité. Des peurs, comme du bonheur. Au milieu du gué de la quarantaine, c’était maintenant ou jamais. Partir pour se retrouver.
Dans cette aventure, je ne suis plus aux manettes. Je m’apprête à suivre mon mari, à mettre ma carrière sur pause, à gérer l’intendance.
Après trois ans au Japon, je rentre non pas changée, mais enrichie des vies que j’ai croisées et de celles que j’ai imaginées, au fil de nos périples. De Tokyo à Hiroshima, j’ai saisi ces mains tendues à travers les âges, qui m’ont effleurée devant un jardin de pierre, sur un futon dans les courants d’air froids d’une auberge l’hiver. Comme les plis des obis, que les Japonaises se transmettent de grand-mère en petite-fille, nos vies sont liées.
Ce carnet de voyage est une ceinture de soie qui enserre le présent, mais qui retient aussi en son sein les sourires, les pleurs, les joies et les douleurs de celles qui l’ont portée, de ceux qui l’ont caressée ou dénouée. »
L’AVIS D’ANNE
“Que du bonheur…
Vous avez sans doute fait connaissance avec l’auteur lorsqu’elle a écrit sur sa naissance (Je cherche encore ton nom), vous allez l’apprécier pour la romancière qu’elle est car : Patricia Loison prend la décision de suivre son mari au Japon pour trois ans, mettant sa propre carrière entre parenthèses et embarquant ses deux filles dans cette aventure complètement dépaysante.
Et puisqu’elle a du temps libre, elle raconte le présent et le passé. Je m’explique : chaque endroit visité donne lieu à deux récits : Le premier, contemporain, réel et familial, et le second, historique (mais Japonais bien sûr). Ainsi, le chapitre I décrit la Canadian Academy qui recevra les filles de Patricia Loison, le Chapitre II raconte l’arrivée au Japon en 1920 de celle qui créera ladite Canadian Academy.
Et c’est génial !”
EXTRAIT (prologue)
Et pourquoi pas le Japon ?
La question était restée en suspens au milieu de nous deux. Puis, peu à peu, nous avons souri. Avec Grégory, quitter la France faisait partie de nos projets depuis longtemps. Nous avions déjà accompli un demi-départ en nous échappant en Amérique du Nord, un an après notre mariage, dans le cadre d’un nouveau diplôme universitaire et d’un stage au sein de la pionnière des chaînes infos, CNN, à Atlanta. En l’an 2000, mon jeune époux avait accepté de me suivre, délaissant sa carrière.
Les États-Unis figuraient en tête de liste : nous étions la génération des années 1980, biberonnée aux premières séries américaines. J’avais plusieurs fois posé ma candidature pour des postes de correspondante à l’étranger, sans succès. Nos carrières s’étaient poursuivies à Paris, à la télévision pour moi, dans le secteur aéroportuaire pour mon mari. Devenir parents n’avait pas eu raison de cette envie de mobilité. Au contraire. Dans cette mondialisation « heureuse », vivre à l’étranger en famille nous stimulait. New York, Singapour, Sydney… Nous voulions en être.
À la fin de l’année 2015, alors qu’on ne s’y attendait plus, la proposition tomba enfin. Une grande société cherchait son directeur commercial au Japon : mon conjoint serait-il partant ? Notre connaissance du pays était à peine plus grande que la taille d’une boîte de sushis. Nous n’étions familiers ni de ce qui attire certains Occidentaux dans sa culture – ses mangas, son cinéma, sa littérature – ni de ce qui en fascine d’autres : son histoire, ses temples, son patrimoine multiséculaire. Cependant, au milieu du gué de la quarantaine, c’était maintenant ou jamais.
Dans cette aventure, je ne suis plus aux manettes. Je m’apprête à suivre mon mari, à mettre ma carrière sur pause, à gérer l’intendance. Notre maison ? L’école de nos filles ? Tout semble pourtant facile. Mon époux partira en repérage une première fois pour tester le terrain, puis nous y retournerons ensemble, faire le tour des écoles et des logements avant un troisième voyage avec nos deux filles : Luna-Marine, quatorze ans, et Violette, dix ans.
Suis-je vraiment prête à tout mettre en pause, à quitter le Soir 3 que je présente à l’époque, à me laisser guider et relocaliser sans dire un mot à dix mille kilomètres de chez moi ? Mon accord définitif doit valider la démarche, et Grégory veut s’assurer que je peux vivre là-bas, que je m’y sentirai bien, que je ne m’y ennuierai pas.
C’est ce qui l’inquiète le plus. Moi qui suis à l’époque plongée dans le dossier du Brexit, passionnée par les enquêtes de « Pièces à conviction », l’émission que je présente, est-ce que je trépigne vraiment de joie à l’idée de faire des crêpes dans ma cuisine et de savourer des expressos dans mon salon ? Il a du mal à me croire.
Kyoto sera notre première escale. Elle sera un test auquel je devrai répondre honnêtement. Oui, ou non, est-ce que je pourrai vivre ici, au Japon ? Je garde précieusement en moi le souvenir de ces quelques secondes où j’ai dit oui. Une histoire de gourmandise. Des bonnes choses de la vie. Emmitouflés sous nos capuches, nous descendions une rue bordée d’échoppes touristiques. Un fumet de châtaignes grillées montait dans la brume. Nous avions faim. Des piles de gâteaux opalescents chatouillaient les papilles des passants grelottants.
« Tu crois qu’ils sont au chocolat ? demandai-je à mon mari en étudiant ces triangles moelleux et farcis.
— On goûte, et on verra ! Un sachet, s’il vous plaît. »
Et nous voilà, les doigts collants mais tiédis par la pâte encore chaude, à poursuivre notre balade en savourant nos premiers yatsuhashi, typiques de Kyoto. Pour Philippe Delerm, ce fut « la première gorgée de bière ». Pour moi, ce fut la pâte élastique de ces chaussons à la purée de haricots rouges. J’assurai à Grégory, avec un trait d’humour :
« Ce n’est pas un pain au chocolat, mais… c’est bon… Si tu arrives à m’approvisionner, je pense que oui, je pourrai vivre ici. »
Mon assurance et ma conviction furent cependant ébranlées un peu plus tard dans la soirée par un appel.
« Tu sais que je m’apprête à partir au Japon, rappelai-je, interloquée, à l’autre bout du fil, à l’un des directeurs de ma rédaction. Je te réponds d’ailleurs depuis Kyoto…
— Oui, Pat’, bien sûr que je sais, mais réfléchis bien, j’aimerais beaucoup qu’on travaille ensemble sur ce projet. »
Sous la pluie de l’ancienne ville impériale, me voilà à la croisée des chemins. D’un côté, un accélérateur de carrière inattendu, une aventure qui me tente depuis longtemps et que l’on me propose alors que je suis sur le point de tout mettre sur pause. De l’autre, l’inconnu, mais en famille, en équipe. Nous quatre, comme une mêlée de rugbymen, prêts à en découdre et à s’inventer notre bonheur ici.
Me voilà en proie aux doutes. Nouveau coup de fil. C’est mon ami Arnauld Miguet, journaliste qui couvrira plus tard la pandémie à Wuhan, en Chine.
« Je vais refuser, lui dis-je. C’est dommage. Mais c’est que c’était écrit. Disons que c’était une dernière tentation, avant d’abandonner ma carrière pour trois ans. »
Contre toute attente, il me rassure, m’invite à me lancer.
Je me vois encore revenir dans la salle de restaurant, comme dans un ralenti de cinéma : moleskine rouge, laque noire. Le regard de Grégory attrape le mien, inquiet. La conversation a été longue. Il se doute qu’il se passe quelque chose.
Je m’assois devant lui, pose doucement ma main sur la sienne. Je lui détaillerai mes échanges, mais d’abord, je le rassure : « C’est bon, ce sera le Japon. »
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