L’oubli de la personne peut dégrader les activités médicales en actions techniques, scientifiques, économiques, politiques… et pas toujours éthiques. Soigner perd son sens si la place centrale est refusée au sujet souffrant.
LA SANTÉ COMME OBJET DE CONSOMMATION
La médecine a évolué vers de plus en plus de technicité et le classique triangle hippocratique « le patient, la maladie et le médecin » se trouve déséquilibré par l’exclusion du sujet malade. Cette déshumanisation, quoiqu’officiellement déplorée, semble de fait acceptée comme inévitable concession à une médecine scientifique efficace. Une conception « technoscientifique » de la médecine, doublée d’une approche contractualiste à connotation commerciale, tend à s’imposer. Elle conduit à appréhender la santé en objet de consommation, en commodité comme toute autre. On consent alors à ce que l’homme, et singulièrement l’homme souffrant, passe derrière les attendus du marché : productivité, compétitivité, efficience, profit et concurrence. L’activité médicale est de fait déjà largement soumise aux règles commerciales. Les pratiques quotidiennes, hospitalières ou libérales se trouvent de plus en plus soumises aux considérations financières.
« Ainsi la responsabilité morale du soignant risque de se dégrader en simple responsabilité juridique. »
Le tarif des principaux actes doit être affiché dans les salles d’attente. L’Assurance Maladie offre aux médecins traitants un intéressement financier lié à la réalisation d’objectifs définis (CAPI). Les contraintes budgétaires poussent à la productivité médicale hospitalière depuis une Tarification À l’Activité (T2A) responsable d’un clivage inédit entre actes médicaux rentables ou non. Les liens contractuels et marchands, bien adaptés à la « technoscience » médicale, ont tendance à réduire le patient en consommateur de santé et le soignant en prestataire de service et expert technique. Or les valeurs morales importent fort peu quand priment les biens à échanger et non les personnes. Les mots changent de registre et couvrent des réalités différentes. Ainsi la responsabilité morale du soignant risque de se dégrader en simple responsabilité juridique.
L’HOMME EST LA FINALITÉ DE LA MÉDECINE
La relation médicale est inévitablement touchée par les valeurs et les choix d’une société. Mais le soin demeure un rapport profondément singulier, requérant le plein engagement de soi, le positionnement éthique du soignant, mis en présence d’un autre que soi-même, aux prises avec la fragilité, la peur, la souffrance, la mort… La vie dans toutes ses déclinaisons. L’homme malade, l’homme, est la finalité de la médecine. L’homme rendu désormais modifiable par les puissances « biotechnologiques » ne peut cesser d’être son souci, alors que la vie est désormais envisagée par certains comme un matériau que la « technoscience » doit dominer. Toutefois le professionnel de santé est confronté à la réalité de la chair des hommes, à la souffrance et à la mort, mais aussi à l’espérance. Il fait ainsi l’expérience d’une vie foncièrement bonne dans ce qu’elle a parfois de plus ténu, au milieu des affres de l’existence. Sa présence consentie, et encore plus choisie, jusqu’au plus près des agonisants, permet d’affirmer à la société l’inaltérable valeur de l’homme qui ne s’épuise pas dans les faillites du faire ou de l’avoir.
SOYONS VIGILANTS
L’assistance des plus vulnérables est au cœur originel de la médecine. A trop l’oublier, la pratique médicale, livrée à de puissants intérêts et grisée par ses prouesses techniques, risque d’oublier l’homme. Face à l’abrasion des consciences, face à la déshumanisation des rapports et singulièrement dans la relation de soin, il revient à ceux qui ont entendu l’appel à répondre de l’autre, d’accueillir l’exhortation stimulante faite par Hillel : « Si tu es dans ce milieu dépourvu d’hommes, efforce-toi d’être un homme. »[1]
[1] Hillel, Talmud, Pirqé Avot, 2,6.