Un coquillage qui se traine sur ses pattes n’en est pas un : c’est un crustacé, un tenace squatteur de coquilles. Mi crabe, mi crevette, ce récupérateur de domicile sait s’organiser pour déménager.
Tugdual Derville, co-initiateur du Courant pour une écologie humaine : “Savez-vous que Bernard était un prénom si courant au seizième siècle qu’il servait de sobriquet pour désigner les bêtes communes ? En langue d’oc, on nommait le Héron, Bernat Pescaïre (qui pêche) et la punaise Bernat pudent (qui pue). Il nous reste Bernat ermito.
Le Bernard-l’Hermite – avec ou sans H – squatte la coquille de gastéropodes défunts. Les ramasseurs de coquillages de bord de mer le concurrencent donc…
Notons qu’ermite est à contre-emploi. Certes, le « pagure » – c’est son autre nom – loge seul, mais ce genre de crustacé peut être social. C’est sa dépendance à une coquille fabriquée par d’autres espèces qui l’y contraint. Notre ami peut soit la trouver vide, soit déloger son occupant et le dévorer, faisant d’une pierre deux coups. Mais une coquille de récupération ne grandit pas ; le Bernard-l’ermite a besoin d’en changer en grossissant.
Hélas, hors de sa coquille, il est vulnérable : devant, on dirait un crabe, avec son thorax à carapace, dix pattes et deux pinces (la droite, plus grosse, fait office de porte blindée pour verrouiller la coquille) ; à l’arrière, son abdomen est une sorte de molle saucisse translucide appréciée des prédateurs. À l’air libre, elle se dessèche à vitesse grand V et l’animal meurt assez vite.
Comment faire pour changer d’abri sans trainer ? Comment trouver tout seul une coquille à son pied ? Pour y parvenir, certaines espèces de Bernard-l’ermite pratiquent un rituel communautaire. Fascinant ! Si un Bernard en quête d’un nouveau toit découvre une coquille vide trop grande pour lui, il attend dans les parages. D’autres pagures finiront par se regrouper. Chacun mesure ses voisins de l’œil et des antennes, puis tout ce petit monde finit par se mettre à la queue leu leu. Le plus grand se colle à la coquille convoitée ; les autres suivent par ordre décroissant de taille, jusqu’au plus petit. Le major inspecte d’abord son futur logement, puis il s’extrait de celui qu’il juge trop exigu et investit la coquille vide. Le suivant s’installe illico dans la loge qui vient d’être quittée, et ainsi de suite. Il restera – si tout va bien – la plus petite coquille, vide. Ce système se nomme « chaine de vacance ». Tirons un voile pudique sur les embrouilles qui naissent quand l’un des Bernard conteste l’ordre de cette opération. Au jeu des chaises musicales, un perdant peut se retrouver tout nu au milieu de ses compères en coquilles, car il a raté son tour. S’ajoute au choix de la taille celui de la qualité de la coquille, certains Bernard lissent l’intérieur, ce qui la rend plus chère au marché de l’occasion. Il y a aussi des coquilles trouées…
Expert en récupération, le Bernard-l’ermite agit comme dans nombre de familles où l’on se passe les vêtements rapiécés de l’aîné au petit dernier. Il fera l’admiration des critiques du consumérisme. L’encyclique Laudato si’ l’encourage : « Le fait de réutiliser quelque chose au lieu de le jeter rapidement, parce qu’on est animé par de profondes motivations, peut être un acte d’amour exprimant notre dignité. »
Quelle différence entre le Bernard-l’ermite et nous ? La nature de sa motivation. Il n’est mu que par son intérêt bien compris, cet instinct de survie propre aux animaux ; mais nous, quand nous récupérons, pouvons agir par « profonde motivation » pour le bien commun. Signe d’un amour conscient qui reflète notre dignité.”
Cet article est tiré de la Chronique Des Animaux et des Hommes (31/03/2021), produite et diffusée sur ktotv.