La perte d’attention est le mal du siècle, entraînant un sentiment de frustration et de culpabilité, et notre volonté est insuffisante pour lutter contre la distraction organisée. Est-ce que tout est foutu ? Anne de Pomereu, auteur de À la reconquête de l’attention, a creusé le sujet lors d’un webinar organisé en avril 2022.
“Le don d’une réelle attention est rare.”
L’attention, un trésor
Anne de Pomereu : “L’attention est un trésor qui nous permet d’être connectés aux choses que l’on fait dans le quotidien : travailler, apprendre, se cultiver, lire, etc. Sans attention, toutes ces activités deviennent très compliquées.
Concernant la relation humaine, la philosophe Simone Weil a écrit en 1942 – avant l’invasion de toutes nos armes de distraction massives – un court essai De l’attention : réflexion sur le bon usage des études scolaires en vue de l’amour de Dieu. Elle y dit : “les pauvres, les malheureux, n’ont pas besoin d’autre chose en ce monde que d’hommes capables de faire attention à eux”. La capacité à faire attention à un malheureux est une chose très rare et difficile ; presque un miracle. Le don d’une réelle attention est rare.
Je vous propose un exercice éclairant : mettez-vous en binôme. L’un raconte à l’autre quelque chose qui l’intéresse énormément pendant 1 minute. Mais la personne qui écoute, au lieu d’écouter avec attention, va montrer des signes d’inattention, tels que regarder son portable en même temps, ou soupirer, lever les épaules…
Expérience extrêmement désagréable pour la personne qui parle : on a l’impression de ne pas être écouté, que nos propos n’ont aucun intérêt. En ne prêtant pas attention à votre interlocuteur, la réalité de présence à l’autre est estompée.
Autre exemple qui montre à quel point l’attention est vital au développement de l’être humain, au même titre que la sécurité et l’alimentation. Au moment de la chute de Ceausescu en Roumanie, il y a eu des images effarantes tournées dans des orphelinats : des enfants Roumains y étaient (assez peu) nourris et logés mais, surtout manquait atrocement d’attention. Ce qui a complètement arrêté leur développement cognitif, affectif et relationnel. Quand ces enfants ont été adoptés dans d’autres familles, ils ont retrouvé vie, petit à petit, grâce à l’attention qui leur a été porté.
Regardez les couples au restaurant : bien souvent, il n’y a pas beaucoup d’attention ! Dans les conversations mondaines, il est bien rare que l’on écoute quelqu’un sans lui couper la parole… Ce qui est désagréable quand c’est vous qui prenez la parole !
L’attention est un cadeau ; quelqu’un qui sait vraiment écouter, qui ne coupe pas la parole, qui est vraiment dans cette connexion à l’autre, donne un trésor et fait exister l’autre d’une façon magistrale. Et l’attention dans la relation a été pas mal chamboulée, notamment par l’accès aux téléphones qui nous distraient énormément.
Répugner à l’attention véritable
Simone Weil le dit dans son essai : il y a quelque chose dans notre âme qui répugne à l’attention véritable. Beaucoup plus que le corps ne répugne à la fatigue. Qu’est-ce qui fait que l’on n’aime pas donner notre attention ?
Dans l’attention, il y a une forme d’attente. D’ailleurs les deux mots commencent par les mêmes lettres. On préfère se précipiter et parler, or, il y a une espèce de retrait d’activisme dans l’attention. Et ça, on n’aime pas !
Il faut beaucoup d’entrainement attentionnel pour être capable d’être vraiment attentif. Il y a de nombreux moyens pour entraîner son attention : méditation en pleine conscience, prière… Et l’on touche du doigt à ce moment-là que c’est très difficile d’être réellement attentif : même quand il n’y a pas de bruit dehors, il y a du bruit à l’intérieur de l’homme !
Obtenir un calme, une sérénité, une attention pleine et délicate, ça demande beaucoup de de pratique. Les moines bouddhistes, eux, méditent énormément – 10 000 heures minimum, soit 4h par jour pendant 7 ans ! – Mais grâce à cette pratique intensive, on peut effectivement dire que les moines bouddhistes sont les champions de l’attention. Rien ne peut les distraire.
Aucun effort d’attention véritable n’est perdu
Quand on parle d’attention, on se prend une salve de “c’est foutu ! On n’a plus d’attention ! On n’arrive plus à se concentrer…” Tout ça est assez vrai. Mais Simone Weil dit aussi qu’aucun effort d’attention véritable n’est perdu.
Tôt ou tard, il produira du fruit et parfois dans des domaines qui ne sont pas forcément ceux que l’on attendait. Elle dit que les études scolaires ont pratiquement comme unique intérêt de développer la capacité d’attention. Et que ce qui compte ce n’est pas tellement de réussir ses exercices et d’avoir des bonnes notes, mais de se donner à fond, avec une attention pleine et entière, sans chercher le résultat (ce qui est très difficile !).
C’est un message positif à marteler après d’élèves. L’effort d’attention ne sera pas forcément payant en notes immédiatement, mais portera des fruits à un moment donné, notamment au niveau de l’intelligence et de la vie intérieure. C’est quand même une très bonne nouvelle !
La captologie : la science de captation de notre attention
Pour donner une image, je pourrais comparer notre système attentionnel à un petit animal dont la nature profonde est de ne pas se laisser facilement apprivoiser. Pourquoi ? Parce que l’attention va toujours être attirée par la nouveauté, par ce qui est saillant et surtout par ce qui va procurer un plaisir immédiat. C’est la loi de l’attention.
C’est un peu comme lorsque l’on propose à un enfant de choisir entre manger des épinards ou des bonbons. A priori, de façon assez systématique, il sera attiré par ce qui lui procure du plaisir immédiat et ne demande aucun effort. Ainsi fonctionne l’attention. C’est pour cela qu’il est difficile de rester attentif.
Évidemment, les outils modernes type smartphones – qui sont absolument géniaux pour de nombreux usages – agissent un peu comme un distributeur de bonbons pour l’attention. Pourquoi ? Parce qu’à partir de nos téléphones, on peut aller à longueur de temps vers des activités plaisantes, qui procurent du plaisir immédiat, qui sont faciles et rigolotes, émotionnellement fortes… Bref, tout ce que l’attention adore.
On a basculé dans une nouvelle forme d’économie nommée économie de l’attention. Elle présuppose que la denrée rare aujourd’hui ne se trouve pas du côté de l’offre (qui est pléthorique et semble gratuite). Quand vous vous avez accès pour 15€ / mois à des milliers de chaînes, de films et de séries sur votre télé, la problématique qui émerge plutôt est la trop grande densité de choix. Pour consommer film, musique ou jeu, ça suppose de dépenser temps et attention.
Or, dans le cadre de l’économie de l’attention, les géants du numérique se battent entre eux pour que notre attention reste sur leur plateforme : c’est comme cela qu’ils gagnent de l’argent ; notre attention se monnaie et se monnaie bien.
Les ingénieurs qui travaillent “derrière” nos machines, nos algorithmes, ont certes fait des études en informatique mais également en sciences du comportement humain. Le croisement entre l’étude du comportement humain et la manière de concevoir des outils numériques addictifs s’appelle captologie. Voilà comment nos écrans sont devenus des avaleurs d’attention ou des prisons attentionnelles.
Les troubles de déficit de l’attention
L’attention de chacun d’entre nous est fragile. Mais il existe des troubles de déficit de l’attention (TDHA) qui ont été repéré il y a près de 200 ans. Ce ne sont donc pas des troubles récents. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est qu’il est mieux répertorié, détecté et pris en charge. Ce trouble toucherait environ 4 % des personnes, chiffre relativement stable dans le temps.
Avoir un trouble de l’attention provoque une difficulté à rester focalisé sur une tâche et une grande impulsivité. Et ce, malgré une bonne éducation parentale : on a beaucoup accablé les parents d’enfants hyperactifs, ce qui est injuste parce qu’en soi, ce n’est pas une question d’éducation.
On peut confondre des personnes atteintes de TDHA et avec celles qui ont simplement une attention abîmée. À mon niveau, je vois que l’attention de beaucoup de jeunes est dans ce cas. Pour ces derniers, le risque le plus important est de passer du système scolaire aux études supérieures. Parce qu’au moment où ils quittent les études, dans le système français tout au moins, ils peuvent se retrouver très seuls pour mener leur travail personnel. Ils doivent devenir le moteur de leur propre attention, motivation, régularité, etc. Et très souvent, s’ils n’y prennent pas garde, ils peuvent se laisser entraîner par une dérivation de leur attention vers leur téléphone. Cela peut donner des situations assez catastrophiques…
Être dans le flow
Des études sur le bonheur ont été faites, notamment par un chercheur Hongrois, Mihály Csíkszentmihályi, qui a mis en évidence la notion du flow, qui se traduit en français par “expérience optimale”. C’est l’agréable sensation qui nous habite lorsque l’on mène à bien une activité difficile qui demande beaucoup de concentration et d’attention. Par exemple, un pianiste qui se produit en concert et le fait avec une sensation de fluidité. Apprendre à jouer du piano est une activité difficile qui demande de l’entraînement. Maîtriser cet art et le pratiquer s’appelle donc le flow.
Or, il n’y a pas un moment dans la vie où l’on est plus heureux que quand on mène des activités difficiles, avec lesquelles on est à l’aise. Même les activités scolaires peuvent se prêter à cette sensation de fluidité qui donne cet important sentiment de satisfaction. Cette joie que l’on ressent est un excellent remède contre la dérivation de l’attention.
De fait, quand un jeune passe 6h sur Tiktok, Instagram et cie, il a un sentiment de dégoût de lui-même, de dépression, de culpabilité… Ces sentiments très désagréables que l’on ressent quand on n’est pas en train de faire la chose qu’on est censé faire pour notre bien. En revanche, quand on arrive à mener des activités, avec, au départ, pas mal de transpiration mais plus on avance, plus ça se fluidifie (dans le flow, donc), alors on ressent ce sentiment de satisfaction, cette plénitude et cette joie d’être au bon endroit, au bon moment, à faire la bonne chose. Ça commence par des choses toutes simples comme réussir à se lever immédiatement quand mon téléphone sonne le matin, au lieu de rester ¾ d’heures au lit en “snoozant“. Le sentiment de satisfaction que l’on ressent à ce moment-là est intense.
Réapprivoiser son attention
La clé pour réapprivoiser son attention ? La règle, le rituel, les habitudes, libèrent l’attention. C’est un peu paradoxal, mais pour libérer l’attention, il faut augmenter la contrainte. Il faut de la volonté, mais la volonté seule ne suffit pas – quand on a une attention abîmée, j’entends – pour se remettre en mouvement vers une attention plus fluide et plus stable.
Après, la liberté de chacun est en cause. Par exemple, un jeune qui rentre de l’école va trouver très difficile de se mettre à travailler à la maison, en rentrant de l’école. Pourquoi ? Parce qu’à l’école, c’est contraint ; on y va sans avoir le choix. A contrario, à la maison, on a le choix de faire des choses plus faciles, plaisantes, rapides, joyeuses… On est sans arrêt dans ce choix de se mettre – ou pas – à l’activité principale.
Il faut donc se poser quelques questions : ma chambre est-elle le meilleur endroit de mon habitation pour bosser ? Peut-être n’est-ce pas le cas. Peut-être faut-il trouver un autre endroit dans la maison, voire hors de la maison. Peut-être faut-il également réfléchir à la manière dont le bureau est rangé. S’il y a 50 distracteurs sur le bureau, il est évident que la mise en route va être compliquée !
On va donc se mettre des tuteurs attentionnels : tous éléments sur lesquels on peut agir et qui vont permettre de trouver un bon ordre.
Ensuite, il faut suivre la règle des petites victoires. On ne va pas révolutionner un tempérament très distrait en le rendant hyper attentif en deux temps trois mouvements. On va y aller pas à pas, et vraiment être très heureux des petites victoires qui construisent le grand chemin.”
Vos questions / remarques à la fin du webinar
Comment aider un enfant atteint de troubles autistiques ?
Anne de Pomereu : “Je ne suis pas dans le domaine médical. J’aurais tendance à vous orienter vers des thérapeutes qui pourraient vous accompagner.
Une solution classique, néanmoins, pourrait être de fractionner les tâches, pour éviter les tâches longues. Pour arriver à aboutir une tâche compliquée, il faut arriver à la fractionner en tâches simples.”
Quel exercice pour exercer son attention ?
Anne de Pomereu : “Pendant 5 minutes, essayer de rester attentif à sa respiration, et de noter, sans juger, quand l’attention s’en va. Essayer de la “réactiver” alors, sereinement.”
À partir de quand donner un smartphone à un enfant ?
Anne de Pomereu : “Question difficile ! Vu tout ce que j’ai lu sur la question, j’aurais tendance à dire : jamais mais en même temps, s’il y a eu une bonne éducation attentionnelle préalable et que tout se passe bien dans la famille, ce ne sera pas forcément un enjeu. Ca sera plus un enjeu s’il y a des difficultés familiales, si l’enfant se sent seul…
J’ai rencontré quelques familles très nombreuses. Pour eux, le problème était réglé facilement. Comme il n’y avait qu’un seul salaire et 12 enfants, ces derniers attendaient de pouvoir s’offrir eux-mêmes leur téléphone pour en avoir un. Ça résout beaucoup de choses.
Maintenant, en général les enfants réclament à corps et à cri un smartphone. Il faut savoir établir des règles strictes, notamment à la maison, et dire quand il est possible d’accéder à son téléphone. Surtout, ne pas laisser l’enfant dormir avec le téléphone. Et puis assurer un contrôle parental assez strict sur les activités faites en ligne et beaucoup d’éducation sur l’usage, aussi.
Le téléphone n’est pas que mauvais. Ça permet d’avoir des amis… mais c’est il faut bien avoir conscience que c’est addictif.”
Comment reconquérir le goût du sommeil ?
Anne de Pomereu : “Une des premières questions que je pose aux jeunes qui viennent me voir est : comment dors-tu et à quelle heure te couches-tu ? Et je suis frappée du nombre de jeunes, majoritairement après le bac, qui n’arrivent pas à se coucher. Ils restent sur leur téléphone jusqu’à 2 ou 3 heures du matin. Évidemment, le lever du lendemain est compliqué !
Le sommeil est alors perturbé en quantité et en qualité. On sait l’effet nocif de la lumière bleue des écrans. Une bonne hygiène serait donc de ranger son téléphone au moins une heure avant de se coucher et de privilégier des actions comme la lecture ou la rêverie, qui est également très bonne avant de se coucher.
Encore une fois, ce qui marche le mieux c’est la règle. Pour les plus accros, ce qui marche le mieux c’est la boite à portable à verrouillage automatique irréversible : vous mettez votre téléphone dedans à 22h, vous programmez la fermeture du conteneur pendant 12h, et vous récupérez votre téléphone le lendemain matin et vous ne pouvez pas changer d’avis. Et là, l’attention est libérée. Elle est ok pour faire autre chose, donc a priori de se coucher. C’est ce qui fonctionne le mieux dans mes accompagnements. Quand on est accro, la contrainte libère !
Cela suffit-il pour trouver le sommeil ? Il y a d’autres perturbateurs à prendre en compte : stress, angoisse… Sans doute faut-il également travailler sur ces sujets.”
S’offrir des rêveries : est-ce une bonne chose ?
Anne de Pomereu : “J’ai lu des études scientifiques récentes sur le vagabondage de l’esprit affirmant que c’était hyper important. Pourquoi ? Parce que quand on laisse l’esprit vagabonder, c’est-à-dire ne rien faire de spécial pendant une durée plus ou moins longue, dans le cerveau, les circuits de la mémoire sont réactivés comme pendant le sommeil. Ca permet donc d’ancrer les connaissances et les savoirs ; ça permet également la créativité. Les enfants qui ne sont pas très concentrés sont en général plus créatifs.
Aujourd’hui, on n’aime pas ne rien faire, on fuit ça. C’est pourtant bon pour nous ! Ne rien faire, ça peut aussi être : marcher, flâner… Ça consolide la mémoire et fait émerger des idées. Ne nous privons pas de ce vagabondage !
Même chose pour un enfant qui s’ennuie : il faut le laisser s’ennuyer. C’est hyper important parce que l’enfant va alors forcément trouver une activité, donc déployer son imaginaire. Il ne faut pas trop vite céder à la tentation de combler d’activités nos chères têtes blondes.”
Vos commentaires, en fin de webinar :
- Nathalie : “L’attention est un trésor… Et je vais partir à sa recherche :)”
- Marie : “Je retiens l’instauration d’un temps de lecture en famille ! 15 minutes suffisent : parfait !”
- France : “Un grand merci ! On se sent moins submergés et moins seuls. Un effort d’attention portera toujours du fruit : ça donne de l’espoir.”
- Annick : “Les bonnes nouvelles de l’attention : chaque moment d’attention la fait grandir… et rend heureux !”
Pour aller plus loin avec Anne de Pomereu, découvrir ses articles sur l’attention et sur la mémoire.
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