Après le burn-out, l’épuisement total, c’est le bore-out, l’ennui absolu, qui a fait son apparition dans nos quotidiens professionnels. Alexis Milcent, fondateur de La Fontaine & Cie, propose une analyse de La Curée, écrit par Émile Zola, pour nous extirper de l’ennui.
“Ce grand morceau de ciel sur ce petit coin de nature, avait un frisson, une tristesse vague.”
Émile Zola, La Curée
Extrait de La Curée par Émile Zola
“Renée leva la tête. Elle avait dans les yeux une clarté chaude, un ardent besoin de curiosité inassouvie. — Je veux autre chose, répondit-elle à demi-voix. — Mais puisque tu as tout, reprit Maxime en riant, autre chose, ce n’est rien… Quoi, autre chose ? — Quoi ? répéta-t-elle… Et elle ne continua pas. Elle s’était tout à fait tournée, elle contemplait l’étrange tableau qui s’effaçait derrière elle. La nuit était presque venue ; un lent crépuscule tombait comme une cendre fine. Le lac, vu de face, dans le jour pâle qui traînait encore sur l’eau, s’arrondissait, pareil à une immense plaque d’étain ; aux deux bords, les bois d’arbres verts dont les troncs minces et droits semblent sortir de la nappe dormante, prenaient, à cette heure, des apparences de colonnades violâtres, dessinant de leur architecture régulière les courbes étudiées des rives ; puis, au fond, des massifs montaient, de grands feuillages confus, de larges taches noires fermaient l’horizon. Il y avait là, derrière ces taches, une lueur de braise, un coucher de soleil à demi éteint qui n’enflammait qu’un bout de l’immensité grise. Au-dessus de ce lac immobile, de ces futaies basses, de ce point de vue si singulièrement plat, le creux du ciel s’ouvrait, infini, plus profond et plus large. Ce grand morceau de ciel, sur ce petit coin de nature, avait un frisson, une tristesse vague ; et il tombait de ces hauteurs pâlissantes une telle mélancolie d’automne, une nuit si douce et si navrée, que le Bois, peu à peu enveloppé dans un linceul d’ombre, perdait ses grâces mondaines, agrandi, tout plein du charme puissant des forêts. Le trot des équipages, dont les ténèbres éteignaient les couleurs vives, s’élevait, semblable à des voix lointaines de feuilles et d’eaux courantes. Tout allait en se mourant. Dans l’effacement universel, au milieu du lac, la voile latine de la grande barque de promenade se détachait, nette et vigoureuse, sur la lueur de braise du couchant. Et l’on ne voyait plus que cette voile, que ce triangle de toile jaune, élargi démesurément.” |
Quelques questions business soulevées par Émile Zola
« Renée leva la tête »
Cela commence par là. Lever la tête hors de l’eau. Sortir du flot (on décrira un lac immobile par la suite). Oser prendre un moment de recul. Est-ce déjà dans nos habitudes ? Quels sont les sas que nous nous donnons pour prendre de la hauteur, examiner les alentours et se laisser aller à la question ?
« Un ardent besoin de curiosité inassouvie »
Il y a un peu de l’envie d’avoir envie là-dedans. Renée, malgré sa fortune, s’est installée dans une routine. Sans aller jusqu’à l’émerveillement, elle a soif d’une forme de résistance à la vie qui s’écoule mécaniquement – quand bien même il s’agirait d’une machine dorée. D’ailleurs, elle est là dans sa berline, menée par l’évidence du trajet. À force de process, de standards, d’efficacité, il se peut que notre vie professionnelle se déroule dans cette même sorte d’évidence fluide et molle. Sommes-nous curieux, et le sommes-nous suffisamment pour ressentir une résistance, pour dépasser les évidences ?
« Mais puisque tu as tout (…), autre chose ce n’est rien »
Le remarquable silo que voilà ! Maxime décrit parfaitement ce processus de réduction du monde à ce que l’on perçoit. Ce qui n’est pas soi n’aurait pas de valeur. Être seul à soi-même, n’est-ce pas le début de l’ennui ? Que ce soit dans la relation client ou dans la collaboration interne, c’est bien la curiosité appelée de ses vœux par Renée qui permet de sortir de soi et d’entamer le dialogue. Notre tout est illusoire et Renée commence à percevoir qu’elle n’a rien et qu’autre chose, c’est tout. Comment parvenons-nous à dépasser notre tout pour aller vers l’autre (chose) ? Comment réussir à découvrir ce qui n’est pas soi pour entamer, contrairement aux deux protagonistes ici (« Quoi, autre chose ? – Quoi ? » – on dirait du Beckett), un dialogue efficace avec nos partenaires ?
« Mais puisque tu as tout (…), autre chose ce n’est rien » bis
Zola vient subtilement placer le débat de l’avoir et de l’être : ici l’avoir est tout-puissant et l’être est néant (Jean-Paul Sartre est à retrouver dans l’Abonnement La Fontaine & Cie).
Si Renée a tout, elle n’est rien, et c’est probablement ce qui la désole. N’est-ce pas une manière de décrire le bore-out ? On a une situation, un poste ou un rôle, mais qu’en est-il de l’être ? Que sommes-nous réellement ?
« Elle contemplait l’étrange tableau qui s’effaçait derrière elle »
Pour sortir de la torpeur, il faut, nous dit Zola, faire une révolution : « elle était tout à fait tournée ». Et paradoxalement, il ne s’agit pas d’abord de tuer l’ennui en lançant des actions, mais d’entrer dans une attitude de contemplation. Voilà une posture qui n’est pas sans risques : elle nous met en marge de la majorité, elle nous expose à l’étrange et à l’évanescence (« qui s’effaçait derrière elle »). Il s’agirait donc d’aller à contre-courant, de remettre en cause l’ordre établi et d’élargir la perception au-delà de la pure rationalité.
« Le lac, vu de face, dans le jour pâle qui traînait encore sur l’eau… »
Dans cette contemplation, Zola propose un certain nombre d’outils. Tout d’abord, la multiplication des points de vue : ce « vu de face » suggère que la description du lac qui est donnée ici est consubstantielle à l’endroit d’où il est regardé. Avons-nous l’habitude de demander aux autres leur point de vue sur un dossier, un projet ou soi-même ? Leur regard déroutant pourrait bien nous sortir de notre routine !
« … s’arrondissait, pareil à une immense plaque d’étain. »
Une autre manière de dynamiser notre contemplation est d’oser entrechoquer des univers apparemment dissonants. Cette « plaque d’étain » pour décrire un lac bucolique est pour le moins surprenante. Pour autant, elle permet de faire la part des choses : le lac est à la fois un lac de pure nature, un lac qui s’arrondit – c’est presque un pléonasme, a-t-on souvent vu un lac carré ? – mais c’est aussi un lac artificiel, créé de toutes mains. Ce recours à des comparaisons iconoclastes est un levier pour établir la part de vérité de chaque situation. Utilisons-nous ces « et si c’était …? », « c’est comme… » en réunion pour vérifier notre compréhension des choses ?
« Une lueur de braise, un coucher de soleil à demi-éteint… »
Forts de ces outils, contemplons avec Zola ce Bois de Boulogne. Est-ce un lieu idyllique, est-ce même un lieu univoque ? Non, tout est mêlé, il y a du positif et du négatif partout. Il y a surtout du flou, une complexité où tout se mélange. La végétation est à la fois « architecture régulière » et « larges tâches noires ». Le soleil est à la fois « lueur de braise » et « à demi-éteint ». Le ciel est à la fois « infini » et « une tristesse vague ». Sommes-nous familiers de ces figures complexes ou préférons-nous simplifier les choses en figures imposées, lassantes, ennuyeuses ?
« Dans l’effacement universel, (…) la voile latine… »
Zola semble nous amener à faire un deuil d’abord, puis un choix ensuite. « Tout allait en se mourant » : l’ennui se passe au feu de l’eschatologie pour le ramener à sa juste mesure. Ensuite, il convient de choisir dans ce panorama recomposé. « Ce triangle de toile jaune » peut tout à la fois représenter la détermination du marin, une lumière faite de mains d’hommes et de femmes, l’assise (triangle) d’un moteur retrouvé. Dans ce processus de revisite du réel, face à l’ennui, Zola nous amène à sélectionner nos priorités et à en prendre résolument la barre.
L’analyse
La Fontaine & Cie vous invite à construire votre propre lecture business. L’analyse qui suit n’est qu’à des fins de fertilisation croisée !
Qui ne s’est jamais ennuyé en réunion ?
Qui, après plusieurs années sur un poste, et tandis que la prochaine étape se fait attendre, n’a jamais soupiré ?
Zola nous a donné ici quelques clés pour renouveler notre regard sur les situations et envisager sous un jour nouveau un quotidien ressassé.
Son approche est originale en ce qu’il ne va pas rechercher un sens particulièrement engageant dans le quotidien. Là où beaucoup s’en remettent au why, au purpose, à la vision pour remettre les équipes d’aplomb, Zola nous renvoie à nous-même, dans un processus d’observation renouvelée du contexte.
En cela, il joue la partition de la responsabilisation. Dans son propos, l’ennui est d’abord une affaire personnelle : c’est parce que Renée réduit l’univers à son petit monde qu’elle s’y retrouve étriquée. Aussi, l’enjeu est d’élargir notre regard, en multipliant les points de vue, en jouant sur les rapprochements inattendus.
Ces exercices permettent de revoir notre perception par trop simpliste du monde. Derrière l’ordre apparent d’un jardin créé de toute pièce, il n’y a en réalité aucune certitude. Tout se mêle, tout prend une dimension critique puisque tout va “en se mourant”. Il n’y a plus d’ennui possible face à la mort.
Ainsi Zola nous accule à l’action, au choix, à la prise de décision. Elle prend ici la forme “nette et vigoureuse” de la barque de promenade. Ce n’est certes pas les grandes nefs d’un Christophe Colomb, mais c’est, dans nos réunions, le début d’une aventure et, peut-être, la fin des galères.
Découvrez la dernière analyse de La Fontaine & Cie : “Les Regrets” de du Bellay : quel Homme d’entreprise voulons-nous être ?