Nous nous appuyons sur pléthore d’aides extérieures pour raviver notre mémoire… Et si c’était une fausse bonne idée ? Anne de Pomereu, auteur de Éloge de la passoire, nous fait explorer les passionnants méandres de la mémoire humaine.
La mémoire, moins on s’en sert, moins elle nous sert.
Se reconnecter à sa mémoire
Anne de Pomereu, auteur de Éloge de la passoire : “J’ai envie de défendre la mémoire humaine, cette mémoire imparfaite, qui oublie, qui a des trous et qui reconstruit. Je sens une forme de menace planer sur elle. L’oubli fait partie intrinsèque de la mémoire humaine ; sans oubli, aucune mémoire humaine n’est une bonne mémoire.
Cette mémoire est quand même géniale : quel dommage de ne pas s’en servir et de ne pas la développer ! De fait, moins on s’en sert, moins elle nous sert. Or, aujourd’hui, vu la surcharge informationnelle, on a tendance à tout déléguer aux mémoires externes (smartphones, etc.). Et pourtant… Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, plus nous irons vers un monde numérisé plus la mémoire humaine sera nécessaire, car il est impossible de trouver l’information sans “primo-connaissances”. L’enjeu n’est évidemment pas de devenir Google ou Wikipédia, mais d’être capable de raisonner et chercher.
Il est donc primordial de retrouver un lien ajusté avec notre mémoire. Savoir s’en servir quand on en a besoin, savoir la travailler en profondeur. C’est utile, c’est efficace et puis, cerise sur le gâteau, ça rend heureux.
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On est ce que l’on répète
Si on observe bien, on prend rapidement conscience qu’on est ce que l’on répète tout le temps. Kylian Mbappé est footballeur parce qu’il s’entraîne constamment au football. Un pianiste joue continuellement au piano. Et un professeur est bon dans sa matière, parce qu’il passe ses journées à l’enseigner. On finit donc par devenir ce que l’on répète.
En parallèle, on n’aime pas mémoriser parce que mémoriser implique une forme de rabâchage. Notre cerveau, notre attention, a beaucoup plus d’attrait vers la nouveauté et le traitement de surface de l’information (celle qui ne demande pas d’effort à “consommer”, comme ce que l’on voit régulièrement passer sur les réseaux sociaux). Or, pour mémoriser, il est nécessaire de répéter et traiter l’information en profondeur. Ce qui nous coûte : si on aime savoir, on aime moins apprendre !
En continuant à apprendre de nouvelles choses, malgré les trous de mémoire, malgré la vieillesse, malgré les maladies, malgré l’oubli, c’est comme ça qu’on vivra mieux à l’ère des machines, à l’ère de la distraction perpétuelle, à l’ère moderne.
Comment fonctionne la mémoire ?
Nous allons nous intéresser à la mémoire cérébrale. Il existe plusieurs systèmes de mémoire : la mémoire à court terme et la mémoire à long terme.
La mémoire à court terme est activée par l’ouverture de nos cinq sens. L’information entre par ces portes. Elle est d’abord traitée par la mémoire à court terme, soit mémoire de travail. Et comme son nom l’indique, elle n’est pas faite pour conserver l’information. Elle se vide vite. Il y a donc soit transfert de l’information dans la mémoire à long terme, soit oubli.
La mémoire à long terme est subdivisée en deux catégories :
- La mémoire explicite (ou consciente), composée de la mémoire sémantique (la mémoire des savoirs) et de la mémoire épisodique (les souvenirs),
- mémoire implicite (inconsciente) comprend la mémoire procédurale, les gestes (comme faire du vélo, jouer d’un instrument…) et la mémoire émotionnelle.
L’oubli concerne tous ces systèmes de mémoire. La mémoire implicite est plus persistante. La mémoire procédurale (des gestes) s’installe lentement, mais une fois installé, ce qui est acquis est stable. Des personnes atteintes d’amnésie perdent leurs souvenirs mais savent encore faire du vélo ou jouer d’un instrument s’ils l’ont appris avant l’accident.
La mémoire émotionnelle est particulièrement stable. Des malades de la mémoire ne reconnaissent pas toujours leurs interlocuteurs, mais savent dire s’ils l’aiment ou non…
Le meilleur âge pour retenir
L’âge d’or de la mémoire est l’enfance et l’adolescence, jusqu’à 25 ans. Pourquoi ? Tout le monde peut apprendre une poésie nouvelle, cela se fera plus vite et mieux à 15 ans qu’à 25 ans, 35 ou 45 ans. Si votre mémoire a été entraînée jeune, elle restera fonctionnelle plus longtemps. C’est encourageant !
L’amnésie infantile est mystérieuse : nous n’avons aucun souvenir de notre toute petite enfance. Comme s’il fallait d’abord installer le langage et répéter beaucoup, pour que la nouveauté vienne “s’accrocher” à ce qui est déjà ancien. C’est une autre caractéristique de la mémoire : ce qui est nouveau va chercher un point d’accroche dans la mémoire. À défaut, les nouveaux souvenirs s’oublient. D’où l’intérêt d’installer des “points d’accroche” forts lorsqu’on est jeune.
Prendre le temps de mémoriser
Pour pouvoir mémoriser facilement, il faut pratiquer beaucoup. Voilà pourquoi je regrette que les enfants d’aujourd’hui n’apprennent plus autant de poésies par cœur à l’école. L’exercice d’apprendre des poésies par cœur est extrêmement intéressant pour la mémoire, le calcul mental aussi.
Par défaut de pratique, notre mémoire oublie et cela nous déstabilise. Savoir, être sûr de ses connaissances, renforce l’estime de soi et rend heureux. Prenons donc le temps d’apprendre des choses qui nous nourrissent de l’intérieur, qui vont nous aider à traverser diverses situations. Les mots de grands auteurs résonnent en nous et procurent un sentiment de plénitude, de joie.
Comment travailler sa mémoire ?
Comptez sur votre mémoire ! Même si elle a des trous. Allez faire vos courses sans votre liste. Ne mettez pas d’alarme pour vos rendez-vous du jour. Essayez de les conserver en mémoire ! Commencez par les choses les plus simples et ensuite plus sophistiquées.
Un exercice tout simple qui marche très bien : faire un retour le soir. Avant de se coucher, on essaye de mémoire de répondre aux questions suivantes :
- qu’est-ce que j’ai fait aujourd’hui ?
- qu’est-ce qui m’a fait plaisir aujourd’hui ?
- qu’est-ce que je retiens de ma journée ?
- est-ce qu’il y a une phrase qui m’a marquée ?
- est-ce qu’il y a une rencontre qui m’a marquée ?
Essayez de repérer ce que vous voulez conserver en mémoire. Le tri se fera de toute façon par la mémoire inconsciente pendant la nuit.
On peut aussi faire des exercices comme apprendre des poésies : une par mois ou tous les deux mois, ce n’est pas beaucoup, mais c’est déjà bien ! Une amie a monté un concours de mémoire. Tous les étés, avec sa famille et ses amis, ils organisent un festival et chacun vient avec un texte qu’il a appris par cœur pendant l’année : extraits de pièces de théâtre, poèmes, musique… Vécu ensemble, c’est festif et joyeux !
On peut aussi apprendre par cœur codes de portes et numéros de téléphones. Cela peut sembler inutile parce que tout est dans la machine. Mais quand on n’a plus de batterie par exemple, on est bien embêté de ne pas connaître le numéro de nos proches.
Pour les contenus comme les livres, si je veux me souvenir de ce que j’ai lu, la première étape sera d’encoder le titre et l’auteur. Ces deux informations seront les premières à être oubliées : elles sont abstraites et n’ont donc pas de point d’accroche dans la mémoire. Et puis, si je veux retenir à long terme ce que j’ai lu, il faut que je le partage. La connaissance croît avec le don. Plus je la partage, plus je retiens. N’est-ce pas merveilleux ?
Qu’est-ce qui fait que l’on se souvient ?
La mémoire a autre chose à faire que de s’encombrer avec ce qu’elle ne considère pas comme prioritaire : ainsi, ce que vous avez vécu le 7 octobre de l’année dernière ne devrait pas avoir marqué votre mémoire au fer rouge. En revanche, parmi les priorités, il y a les émotions. La mémoire va très – voire trop, parfois – bien se souvenir des émotions.
Il est probable que vous n’ayez pas de souvenir du 15 avril 2022. Mais vous savez ce que vous faisiez le 15 avril 2019 à 19h, parce ce que ce jour-là Notre-Dame de Paris brûlait. Lorsqu’un événement saillant, collectif et chargé d’émotions surgit, il impacte fortement la mémoire.
Agir indirectement sur la mémoire
Quelques conseils pour entretenir sa mémoire :
- Bouger. La sédentarité est l’ennemie de la mémoire. Il suffit de marcher pour entretenir sa mémoire.
- S’alimenter sainement. Il y a de bons aliments pour la mémoire : oméga 3, légumes, fruits rouges, brocoli, thé vert, curcuma… Tout ce qui est anti-inflammatoire. Et consommer avec modération le sucre, le sel ou la viande.
- Avoir des relations sociales. interagir avec des personnes d’âge différent est excellent pour la mémoire.
- Se confronter à la nouveauté. Plus on vieillit, plus il est nécessaire de s’émerveiller, de se laisser bousculer par la nouveauté. Apprendre une nouvelle langue à 80 ans est une bonne idée, même si cela ne fera pas de vous un expert.
- Prendre le temps de dormir. le sommeil favorise la consolidation des souvenir
Une bonne hygiène de vie nous fera mieux vieillir. Mais il faut aussi accepter de la voir diminuer avec l’âge. C’est le sens de la vie : on va tous vers un dépouillement. Notre corps aura moins de muscles, on marchera moins vite, on apprendra moins vite. Après tout, cela fait partie du vieillissement naturel. Et quelque part, il faut aussi l’accepter.”
Notre dernier webinar : prendre le risque d’une vie plus dense, avec Christophe Bichet