La subsidiarité, retour vers le futur – Pierre-Yves Gomez

1 Juin, 2023 | SOCIÉTÉ DE BIEN COMMUN, TRAVAIL

Pierre-Yves Gomez, économiste et co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, donne sa vision de la subsidiarité, encourageant les entreprises à s’en emparer.

“La délégation de pouvoir s’opère alors du bas vers le haut. Comme les collaborateurs ne peuvent pas détenir toutes les compétences, ni assurer tous les services permettant de réaliser un « bon travail », ils concèdent une partie de leur pouvoir d’agir à une instance ayant une vision plus large des conséquences de leur activité, en la chargeant de proposer des outils ou des méthodes pour compléter et enrichir leur propre travail.”

Pierre-Yves Gomez
La subsidiarité selon Pierre-Yves Gomez

“Nouveau concept à la mode ? La notion de subsidiarité intéresse de plus en plus les dirigeants désirant libérer leurs organisations des lourdeurs bureaucratiques. Elle s’inscrit dans une tendance de l’innovation managériale qui comprend les entreprises libérées, l’holacratie ou une certaine forme de « Lean Management ». Elle a néanmoins sur ces concepts l’avantage de l’antériorité puisque la subsidiarité est une des formes les plus anciennes et les plus constantes d’organisation du pouvoir en Occident. C’est devenu étrangement une des formes les moins connues.

On la confond souvent, en effet, avec une simple délégation de responsabilité aux niveaux hiérarchiques inférieurs, visant à accroître l’autonomie des subordonnés. En réalité, la subsidiarité est l’exact opposé d’un tel ruissellement des responsabilités du haut vers le bas.

Il s’agit d’une organisation qui accorde la totalité du pouvoir de décider à l’échelon le plus directement concerné par les implications de la décision prise. Par exemple, dans une entreprise, un vendeur est le mieux placé pour avoir la connaissance de son client et la compétence de comprendre son besoin ; il est donc celui qui a la meilleure intelligence de son travail dans la relation commerciale. En conséquence, il doit pouvoir l’organiser indépendamment de toutes normes et prescriptions managériales. Il en sera de même pour tout collaborateur et collaboratrice dans le champ de sa propre mission.

Une pyramide se construit du bas vers le haut

La délégation de pouvoir s’opère alors du bas vers le haut. Comme les collaborateurs ne peuvent pas détenir toutes les compétences, ni assurer tous les services permettant de réaliser un « bon travail », ils concèdent une partie de leur pouvoir d’agir à une instance ayant une vision plus large des conséquences de leur activité, en la chargeant de proposer des outils ou des méthodes pour compléter et enrichir leur propre travail.

Par exemple, différents commerciaux confient à un responsable commun le déploiement d’une animation permettant de leur faire réaliser des économies d’échelle et d’efforts. Ainsi, contrairement à une idée commune mais fausse, la subsidiarité ne signifie pas que le manager, pour alléger son travail, laisse faire à son subordonné ce qu’il pourrait faire lui-même ; elle signifie que des « subordonnés » demandent au manager de faire ce qu’ils ne peuvent pas faire eux-mêmes pour améliorer leur travail.

Chaque niveau délègue à un niveau ayant une hauteur de vue plus générale la résolution de problèmes qui nécessite d’embrasser une vision commune à un ensemble d’activités : par exemple, une comptabilité permettant de comparer les performances de tous les commerciaux, etc.

Plus on s’élève dans cette délégation de pouvoir du bas vers le haut, plus on s’éloigne du travail immédiatement productif pour s’intéresser aux moyens qui facilitent ou complètent ce travail. À l’ultime degré de cette pyramide, qui s’est construite, comme il se doit, du bas vers le haut, le dirigeant détient la responsabilité de rendre harmonieux et pérenne l’ensemble, au bénéfice du travail de chacun : un service de soutien parmi d‘autres.

Tel est le sens du principe de subsidiarité, dont l’étymologie (subsidiarii en termes militaires qualifiait les troupes de réserve) rappelle que la hiérarchie vient en aide aux collaborateurs et aux collaboratrices pour enrichir leur travail. On est loin de la délégation de pouvoir en cascade qui suppose, plus ou moins implicitement, que le sommet détient toutes les compétences et une puissance d’agir quasi-divine qu’il délègue partiellement aux managers ; eux-mêmes, par un ruissellement condescendant, l’accordant finalement, non sans prudence, aux collaborateurs de base. La philosophie du management qui inspire la subsidiarité est tout autre : elle voit l’organisation comme la confédération de multiples décideurs aux « justes niveaux » un peu comme le fait une franchise.

Habitués comme nous le sommes au pouvoir fort de leaders supposés omniscients et omnipotents, il n’est pas rare qu’une telle conception de l’exercice de l’autorité paraisse idéaliste si ce n’est théorique. C’est une erreur car l’organisation subsidiaire du pouvoir, loin d’être une invention managériale récente, est, au contraire, une des formes politiques et économiques les plus constantes dans la culture occidentale.

Une forme caractéristique des sociétés occidentales

Donnons-en quelques exemples en survolant l’Histoire. Le principe de subsidiarité est consubstantiel à l’exercice du pouvoir par des hommes libres, en Grèce antique comme dans la Rome républicaine. Pour le citoyen Athénien de l’âge classique, par exemple, même la fonction des stratèges (chef des armées) est expressément déléguée par le peuple en temps de guerre pour une durée limitée, et son efficacité est contrôlée par les citoyens. Aristote fait de la subsidiarité une des bases de son système politique. Dans la Rome républicaine, toutes les magistratures sont issues de mandats accordés de bas en haut.

La société politique que décrit la Bible hébraïque est largement fondée sur la subsidiarité, le juge puis le roi n’exerçant leurs fonctions que par elle. Cette conception du pouvoir sera théorisée par la philosophie politique chrétienne. Ainsi, au Moyen-Age l’abbé est élu essentiellement pour favoriser la vie spirituelle des moines et il peut être déposé s’il ne remplit pas cette mission, la seule qui fonde son autorité. Les grands ordres comme Cluny ou Clairvaux se conçoivent eux-mêmes comme des confédérations d’abbayes. De manière comparable, les bourgeois des cités médiévales affranchies confient pour des temps courts à certains de leurs pairs la magistrature civile pour gérer les questions communes, mais ils restent maîtres de leurs capacités d’agir en leurs affaires. Les assemblées délibératives d’hommes libres et les missions assurés momentanément par certains pour régler des problèmes communs sont des formes classiques de gestion des communautés médiévales.

On peut ainsi avancer que la référence à la subsidiarité est une constante de la conception du pouvoir dans l’Occident européen qui se bâtit sur l’irréductibilité de la responsabilité et de la dignité de la personne humaine face aux institutions. Si bien que, comme en témoigne Montesquieu et son célèbre tableau des types de gouvernements, le pouvoir despotique des grands empiriques monarchiques est associé dans notre imaginaire à l’Orient et l’Extrême-Orient, tandis que les régimes fondés sur la subsidiarité le sont à l’Occident. C’est que depuis l’origine, l’Europe se pense comme une confédération d’espaces autonomes. Elle sera d’ailleurs recréée à partir de 1952, dans sa formulation moderne, explicitement sur le principe de subsidiarité, les six nations fondatrices de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) acceptant de déléguer à cette entité supranationale une partie de leur politique industrielle.

Contre la subsidiarité : la standardisation bureaucratique

Pourtant les mentalités avaient évolué à partir du 17ème siècle avec la Modernité et la centralisation croissante des pouvoirs : d’abord politique, avec les monarchies absolues et l’État-nation, puis économique, avec l’émergence des entreprises remplaçant les corporations d’artisans libres. Dans les organisations, à partir du 19ème siècle, l’industrialisation a donné naissance, en imitant l’armée napoléonienne ou les grands empires despotiques, aux firmes pyramidales géantes où le travail a été prescrit et standardisé « d’en haut » pour définir des processus de production de plus en plus complexes. Ce renversement s’est accompagné d’une efficacité industrielle considérable du fait des économies d’échelle et d’organisation, mais aussi d’une complexification bureaucratique coûteuse et d’une infantilisation des collaborateurs et les collaboratrices qui ne cesseront d’être dénoncées et qui paraissent plus que jamais insupportables.

Le retour à la subsidiarité invite aujourd’hui à retrouver l’énergie et la responsabilité du pouvoir d’agir au bon niveau d’efficience, y compris pour le management. On rêve de réagencer les entreprises comme des confédérations d’espaces de production, harmonisés plutôt qu’uniformisés par la hiérarchie. La confédération entrepreneuriale s’opposerait ainsi à la standardisation organisationnelle. Encore faut-il tenir compte des conditions qui assurent l’efficacité du principe de subsidiarité.

Quatre conditions pour fonder des organisations sur la subsidiarité

  1. Première condition : le goût du « travail bien fait » doit animer les collaborateurs à toutes les strates hiérarchiques d’une confédération entrepreneuriale. Chacun aspire à exécuter le meilleur travail qu’il est possible et donc de prendre toute la responsabilité nécessaire à sa réalisation. Cela implique de déléguer à d’autres une partie de son pouvoir d’agir pour mieux accomplir sa propre mission : ainsi en est-il, dans les exemples précédents, des commerciaux qui demandent l’institution d’un responsable régional facilitant leur collaboration. La demande d’un soutien aux niveaux supérieurs est la conséquence d’une exigence à l’égard de son propre travail et elle s’évalue à la manière d’améliorer celui-ci. Cela exige, à tous les niveaux, un fort engagement des compétences et de la lucidité quant à leurs limites. Plus qu’une culture du pouvoir, c’est une culture du travail bien fait qui donne sens à la subsidiarité dans les entreprises.
  2. Deuxième condition : les collaborateurs, quel que soit le niveau où ils opèrent, sont responsables du résultat de leur travail et les bonnes mais aussi les mauvaises performances leur sont directement imputées au prorata de la capacité d’agir dont ils sont investis. La délégation du pouvoir d’agir par subsidiarité fonctionne dans la mesure où chaque niveau a conscience qu’il atteindra mieux sa performance en utilisant les services d’un niveau supérieur. Plus il délègue de pouvoir d’agir, moins il prend le risque de supporter les contre-performances mais moins il touche aussi les bénéfices de ses performances. La subsidiarité implique une organisation et une juste évaluation de cet arbitrage.
  3. Troisième condition : les collaborateurs agissant aux différents niveaux de responsabilité, ont conscience d’appartenir à une même communauté de travail. Une confédération entrepreneuriale ne peut pas fonctionner comme une simple collection d’individus liés pas des contrats. C’est parce que collaborateurs et collaboratrices se sentent membres d’un collectif (l’entreprise tout entière) où chaque strate est à sa place pour participer à la mission commune selon une même culture du travail bien fait, qu’il est possible de déléguer en toute confiance une partie de son pouvoir d’agir et d’attendre de cette délégation un surcroît de performance. Une telle communauté n’exclut ni la critique, ni les revendications mais elle procure le cadre d’un « nous » dans lequel se réalise la meilleure répartition subsidiaire du pouvoir d’agir localement.
  4. Quatrième condition : la qualité du travail – et donc la délégation subsidiaire du pouvoir d’agir – doivent être l’objet d’une délibération permanente et instituée. C’est la conséquence des deux conditions précédentes. La culture du travail bien fait et de l’appartenance communautaire ne se décrète pas, ni ne s’impose une fois pour toutes. Elle doit être alimentée, vivifiée dans des espaces de prise de parole sur la qualité du travail, sur ses empêchements, sur les besoins de soutien et sur l’efficacité des services assurés par l’échelon supérieur pour l’améliorer. La subsidiarité suppose une délibération positive sur le travail réel (et pas seulement sur les « enjeux stratégiques » et autres généralités) mais il ne s’agit pas d’un bavardage institué : la prise de parole sur le travail est le mode de gestion constitutif des confédérations entrepreneuriales.

On voit que les conditions de réussite de la subsidiarité ne sont pas purement techniques : il ne s’agit pas de mettre en place une énième « nouvelle organisation ». Elles sont d’abord culturelles, fondées sur une même convention d’effort, centrées sur la prise en compte du travail réel à tous les niveaux et déterminées par la vitalité de la communauté de travail que les collaborateurs et collaboratrices (auxquels s’associent d’autres parties prenantes) entendent former.

La subsidiarité au temps de la sociétalisation

Le principe et les conditions de la subsidiarité peuvent paraître à la fois exorbitants et familiers. Exorbitants au sens où ils heurtent la mentalité centralisatrice, descendante, normalisatrice associée à la culture industrielle et qui suppose que l’efficacité est toujours le fruit de la standardisation des processus et de l’obéissance docile. On sait combien la « société liquide » dans laquelle œuvrent désormais les entreprises rend cette vision rétrograde et de moins en moins performante.

Mais la subsidiarité semble aussi familière si on repère les nombreuses suggestions qui ont été proposées en management, depuis un demi-siècle, pour desserrer les contraintes paralysantes et coûteuses de la standardisation organisationnelle : Lean management, autonomie des groupes de production, agilité, entreprise libérée, etc. Plus généralement, elle semble familière parce qu’elle renoue avec une culture occidentale de la gestion de l’activité commune que la normalisation à grande échelle des processus de production a enfouie mais pas étouffée. L’aspiration à l’intelligence du travail demeure vive.

Elle l’est d’autant plus au temps de la “sociétalisation” qui nécessite que, face aux multiples revendications de la Société à l’égard de l’entreprise, qu’elles soient d’ordre climatique, environnemental, social ou sociétal, l’entreprise puisse se présenter comme une communauté solide de parties prenantes partageant un patrimoine commun et non une organisation ouverte soumise à toutes les pressions du moment. Pas étonnant donc que le principe séduise alors que l’exercice de l’autorité et le rôle des élites (managériales et autres) sont contestés et considérés comme pesantes voire superflues (les bullshit jobs).

Le principe de subsidiarité qui articule la responsabilité du pouvoir d’agir, l’humilité d’en céder une partie et le nous communautaire dans lequel se déploie la confiance, peut être une source d’inspiration à la fois ancienne et neuve. À condition de le comprendre non comme un nouveau gadget managérial à appliquer, mais comme une philosophie du management à explorer.


Source de l’article, le blog de Pierre-Yves Gomez – La subsidiarité, retour vers le futur

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