Croître, pour quoi ? Comment ? Est-il politiquement – et même économiquement – viable de se fixer un objectif de croissance infinie ? Si tel n’est pas le cas, doit-on éradiquer le capitalisme ou le réformer ? Peut-on envisager une société sans croissance, voire conduire une décroissance économique notamment pour tenir compte de la limite des ressources planétaires ? Quels sentiers emprunter pour sortir d’un usage du monde qui dégrade ses écosystèmes, tout en permettant à chaque personne, et notamment les plus fragiles, de s’épanouir ? Pierre-Yves Gomez, économiste et co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, apporte un éclairage.
Que souhaite-t-on intégrer aujourd’hui dans la création de richesse ? Une chose est certaine : définir la croissance uniquement comme la croissance des biens matériels vendus sur les marchés n’est plus envisageable ; il y a une sorte d’unanimité sur le sujet. Même l’Insee, depuis une bonne trentaine d’années, ne base plus ses calculs exclusivement sur la croissance du PIB.
Pierre-Yves Gomez
Mesurer la croissance : un peu d’histoire
Pierre-Yves Gomez : “Dans les années 1930, au moment de la Grande Dépression aux États-Unis, le Parlement américain souhaitait être en mesure de vérifier si le pays avait tendance à augmenter ou diminuer sa richesse et ce, à quelle échelle. Il lui fallait donc de nouveaux indicateurs.
Cette mission a été confiée à l’économiste Simon Kuznets. Ce dernier, en s’appuyant sur la macroéconomie, a créé ce que l’on appelle en français le Produit Intérieur Brut (PIB) ; PIB qui n’a d’ailleurs été largement utilisé sous cette forme que dans les années 1970 à l’échelle des pays occidentaux.
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Le PIB, une convention
Le PIB est donc un indicateur “bricolé” dans un contexte spécifique, incluant quelques données facilement mesurables et excluant le reste, tel que le travail des associations ou le travail domestique. De nombreuses créations de richesse, pourtant vitales pour notre vie, ont été éliminées pour se concentrer sur ce qu’il était possible de comptabiliser.
Au fond, c’est très simple de calculer le PIB : on prend les liasses fiscales des entreprises – ce qu’elles ont vendu et ce qu’elles ont acheté. La différence s’appelle la valeur ajoutée (VA) et la somme des valeurs ajoutées, à un petit détail comptable près, s’appelle le PIB.
C’est le seul indicateur de croissance que l’on ait eu pendant longtemps. Mais tout économiste un peu sérieux le considère comme une pure convention. Changer cet indicateur fait partie des vrais sujets.
À indicateur unique, impasse certaine
Nous voyons bien que nous appuyer exclusivement sur le PIB pour mesurer notre croissance nous conduit à une impasse. De fait, cet indicateur ne voit qu’une partie de la richesse créée – la croissance des biens matériels vendus sur les marchés – et occulte, de par sa construction, toutes les autres richesses ainsi que leur destruction potentielles : l’environnement, les relations sociales, la santé, etc. ainsi que les dettes créées.
La vraie question est la suivante : que voulons-nous faire croître dans nos sociétés ? À quelles richesses sommes-nous attachés ? Santé, éducation, biens matériels, respect de l’environnement… toutes les réponses sont possibles ; toutes participent à notre croissance.
Il faut penser à une nouvelle croissance, là est le vrai sujet.
Malheureusement, s’il y a aujourd’hui l’unanimité sur le fait que le PIB seul ne suffit plus, si l’Insee depuis une trentaine d’années, ne se base plus exclusivement sur le PIB pour calculer la croissance, si même les politiques parlent dorénavant de la croissance de la santé, des biens éducatifs, de la sécurité et que croissance n’est plus spontanément assimilée à la croissance des biens matériels, il reste un problème de taille : pour des raisons d’inertie, l’économie, elle, continue à se baser sur cet indicateur.
Quand la croissance du PIB se heurte à la limite
Cette croissance que nous calculons avec le PIB se heurte aux limites des ressources planétaires mais pas seulement. Elle bute aussi et surtout contre les limites humaines.
Évoquons en premier lieu le paradoxe d’Easterlin. Cet économiste américain a montré que, au-delà d’un seuil de croissance des biens matériels, le ressenti en termes de bien-être croît de moins en moins vite et même, à un certain stade, décroît. Ainsi donc, on ne peut consommer toujours plus, ne serait-ce que pour une question de bonheur personnel ! Soit dit en passant, les journées n’ont que 24h. L’être humain a ainsi une limite physique à sa consommation débridée.
Par ailleurs, j’aime à répéter que la première énergie surconsommée est le travail. Les analyses sont de plus en plus claires et poussées à partir des années 2005 : on voit que l’intensification du travail est telle dans les pays du monde occidental que l’on assiste à une baisse de la productivité. De fait, même dans les temps dits “de loisirs”, il y a du travail – le fameux “travail du consommateur” : remplir des formulaires sur Internet, acheter des billets de train, etc. La ressource humaine finit par s’épuiser, d’ailleurs parfois de façon très spectaculaire via un burn out…
Comment agir pour faire advenir une nouvelle croissance ?
D’aucun se demande s’il faut – purement et simplement – éradiquer le capitalisme. Mais le capitalisme n’est pas une chose figée dans le temps, il mute sans cesse. La question n’est donc pas tellement de savoir s’il faut s’en débarrasser mais plutôt s’il faut accélérer sa mutation.
La réponse est affirmative si je considère que les conditions qu’il met en place ne produisent pas le bonheur et le lien social. De façon très classique, il y a – au moins – trois niveaux pour hâter cette mutation :
- Niveau national / international : prendre des décisions, des contraintes légales et règlementaires (sur la pollution, par exemple).
- Niveau communautaire : la militance. S’engager au sein du Courant pour une écologie humaine, par exemple ou toute autre organisation qui conduit à générer des prises de conscience, à (faire) évoluer ensemble.
- Niveau personnel : se répondre à soi-même face à cette interrogation : qu’est ce qui m’intéresse, en termes de croissance dans ma vie personnelle (mon salaire, la taille de ma maison, ma famille, ma santé, mes connaissances…) ? Pourquoi ? Comment puis-je agir pour atteindre cette croissance ?
Il n’y a pas un niveau qui précède l’autre. Ils sont imbriqués.
Une source d’inspiration : le bonheur national brut
Pour pallier le PIB, il existe d’ores et déjà de nombreux indices alternatifs. Le plus célèbre est l’indice que le Bhoutan, ce petit pays de l’Himalaya, a mis en en place en 1996.
Le bonheur national brut ou BNB mesure le bonheur et le bien-être de la population du pays. Inscrit dans la constitution promulguée le 18 juillet 2008, il se veut une définition du niveau de vie en des termes plus globaux que le produit national brut.
Il résulte d’un calcul qui repose sur quatre critères : “croissance et développement économique”, “conservation et promotion de la culture”, “sauvegarde de l’environnement et utilisation durable des ressources” et “bonne gouvernance responsable”.
Préconisé par le roi du Bhoutan, Jigme Singye Wangchuck, en 1972, il a pour objectif de guider l’établissement de plans économiques et de développement pour le pays tout en respectant les valeurs spirituelles bouddhistes.
Vers un futur souhaitable
Au fond, ce dont on a besoin avant tout, c’est d’intelligence – notamment pour construire un futur souhaitable et concevoir les bons indicateurs qui puissent nous y mener.
Ce que l’on a appelé la “croissance des biens matériels”, repose essentiellement sur la croissance de la consommation ; on a inventé l’homme consommateur avant l’homo economicus !
Or, je pense que la véritable aliénation n’est pas l’aliénation par la production comme l’a dit Marx mais bien l’aliénation par la consommation (qui est pourtant présentée comme libératrice…). C’est lorsque l’on est obligé de consommer des biens pour d’excellentes (ou pas) raisons culturelles, psychologiques, d’addiction… que l’on est vraiment aliéné.
Si l’on veut se désaliéner, retrouver un bon usage de la consommation, source de liberté individuelle, on peut commencer par se poser les questions suivantes : “à quel moment cette consommation me libère-t-elle ?”, “à quel moment cette consommation m’aliène et me fait entrer dans un cycle qui m’enferme ?”
Vos retours suite à ce webinar :
- Cette approche est vraiment très intéressante. Merci de remettre en perspective notre regard sur la notion de croissance et de bien-être !
- Ca, c’est de l’écologie humaine ! Tellement évident !
- Remarquable
- Merci beaucoup à Monsieur Gomez et à l’équipe de “écologie humaine” très intéressant et ressourçant !
- Très riche et passionnant. Un regard juste et non binaire.
- L’aliénation est d’abord lié à la consommation !
- Merci beaucoup, passionnant, et “Laissons nos enfants décider de leur propre bonheur”.