Alexis Milcent, fondateur de La Fontaine & Cie, s’inspire des grands classiques de la littérature pour conseiller des entreprises. Ci-dessous, il analyse un poème de Verlaine, Art poétique, duquel il conclue, notamment, qu’il est nécessaire de laisser aux travailleurs la liberté d’errer.
Verlaine artisan
Art poétique se lit aisément comme un manifeste d’écriture, un mode d’emploi, une notice, une méthode pour composer des poèmes.
Verlaine donnerait ici ses secrets de confection : il y a ainsi une double rupture de l’icône souvent peinte du poète. Non seulement la poésie est affaire de labeur, et non de pure inspiration ; mais aussi le poète, loin de cet être retranché dans son imaginaire, entre en collaboration, rend public les arcanes de la poésie.
Mais à le prendre au mot, c’est peut-être également un texte programmatique pour tout entrepreneur :
- Art nous renvoie à l’artisan, au besogneux, au fabricant, aux savoir-faire.
- Poétique, du grec Poiêsis pour “création”, appelle dans son étymologie le démiurge, celui-là même qui réalise, l’entrepreneur.
En quoi, derrière ce titre presque pléonastique, peut-on trouver quelque recette pour notre quotidien en entreprise, une boussole pour qui veut créer de ses mains, non en solitaire mais en collaboration ?
Art poétique
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint.
C’est des beaux yeux derrière des voiles,
C’est le grand jour tremblant de midi,
C’est, par un ciel d’automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles !
Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !
Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L’Esprit cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l’Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine !
Prends l’éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d’énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?
Ô qui dira les torts de la Rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?
De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.
Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.
Paul Verlaine, Jadis & Naguère
“De la musique avant toute chose” #ArtPoétique
Immédiatement, Verlaine pose la question de nos objectifs. Avons-nous une claire vision de ce qui est avant toute chose ? J’entre en réunion, quel est mon objectif avant toute chose ? Je commence ma journée, qu’en sera la clé de réussite avant toute chose ? Et puisque c’est avant toute chose, qu’y a-t-il avant même cette réunion ou cette journée ?
Il n’est de poète sans vision, sans singularité intime. De même, l’artisan de toute création est invité ici à profiler son être avant toute chose pour ensuite s’assurer de son alignement dans le concret des choses. Si L’existence précède l’essence d’après Sartre, Verlaine met De la musique avant toute chose.
“Et pour cela préfère l’Impair” #ArtPoétique
Qui écrit verra là une invitation à utiliser des vers impairs, ici des ennéasyllabes. Ou faut-il en réalité “commettre des impairs”, légers, presque anodins, sans rien (…) qui pèse ou qui pose ? Se mettre en situation d’inconfort, tendre un peu les fils, se mettre à risque ou tout du moins en déséquilibre.
Cumuler l’instabilité d’un unique montant, avec l’assise du trépied, et trouver le plein en son centre (contrairement à l’hémistiche vide de l’alexandrin : Des larmes ruisselant [ ] douces le long des joues dans Kaléidoscope). Commettre des impairs, c’est se tester, sortir de la norme, comprendre qui l’on est et qui sont les autres.
“Plus vague et plus soluble dans l’air” #ArtPoétique
Pour Verlaine, il s’agit d’être libre – comme l’air. Il s’agit d’être agile, et jamais d’être pesant. Cette grâce s’échappant à la pesanteur du monde, cette musique n’est pas désincarnée. Elle produit un effet – la musique – et elle s’ancre sur un pivot. Encore une fois, l’ennéasyllabe tient sur la cinquième syllabe, son centre qui dans cette première strophe se présente comme un centre de gravité : -vant, pré-, so-, qui, ces syllabes toutes en consonnes ont de la matière, du corps. La posture proposée par Verlaine pour le poète et l’entrepreneur est tout à la fois incarnée et souple, épaisse et agile. Quelle est notre épaisseur et notre agilité dans l’incertitude de l’air du temps ?
“Choisir tes mots” #ArtPoétique
C’est évident pour le poète. Cela devrait aussi l’être pour l’entrepreneur. Choisir ses mots pour véhiculer proprement ses idées. Pour prendre en compte l’interlocuteur. Pour imprimer une marque de fabrique. Pour exprimer une sincérité. Pour ne pas céder aux mots valises et aux raisonnements tout faits. Pour prendre le temps du silence avant que de parler. Choisir les mots et Choisir tes mots : encore une fois, Verlaine insiste sur l’expression d’une personnalité, d’une intention. Dans nos interactions professionnelles, sommes-nous au clair sur l’intention qui doit dicter nos prises de parole ?
“Rien de plus cher que la chanson grise” #ArtPoétique
Il faudrait donc choisir ses mots en se gardant une marge d’erreur : Il faut aussi que tu n’ailles point / Choisir tes mots sans quelque méprise
La curieuse affaire que voilà : il y aurait un impératif moral (Il faut) à se tromper. La perfection est insidieuse : Rien de plus cher que la chanson grise ! L’art poétique est d’abord création, ensuite perfection. Done better than perfect dira la Silicon Valley à l’entrepreneur. Il convient donc de choisir ses priorités sans tout chercher à accomplir. Travailler est un subtil entrelacs Où l’Indécis au Précis se joint.
“C’est des beaux yeux derrière des voiles” #ArtPoétique
Non seulement il faut se laisser aller à l’imperfection (ce c’est des est d’ailleurs bizarre : ce sont des ?) qui ouvre une autre dimension. Il faut aimer l’incertitude, l’Imprécis. Le poète se complaît Dans le bleu fouillis des claires étoiles, l’entrepreneur s’y épanouit. Comment réagissons-nous dans l’adversité ? Gardons-nous toujours un peu d’énergie pour y déceler Le grand jour tremblant de midi ?
“car nous voulons la Nuance encor” #ArtPoétique
Verlaine est bien gentil, mais le poète a probablement du temps que l’entreprise n’a pas. Il faut aller vite, tailler dans le vif, évaluer à gros trait, décider promptement. Pourtant il insiste : Pas la Couleur, rien que la nuance ! La nuance revient ainsi trois fois (un autre impair !) dans le quatrain. Dès lors, comment cultiver la nuance à titre personnel, mais aussi dans nos organisations ? Tout comme il n’y a de poésie sans substrat commun, comment établir une culture de la nuance dans nos entreprises ?
“Fuis (…) la Pointe assassine, l’Esprit cruel et le rire impur” #ArtPoétique
Ca se lit tout seul, et en réunion.
“Rendre un peu la Rime assagie” #ArtPoétique
Verlaine nous décontenance : la rime est l’un des marqueurs puissants de la poésie, comme une évidence. D’ailleurs, il l’utilise tout au long de Art Poétique, mais il prend grand soin d’éviter les rimes riches (trois phonèmes en commun). Ainsi, il se plie à la structure, n’allant pas à la rupture de la poésie en prose. Mais il s’affranchit. Il met la structure à son service, sans se mettre au service de la structure. Il faut rimer pour poéter et non poéter pour rimer…
De la même manière, comment utilisons-nous les évidences de la vie en entreprise ? Ces rituels, ces habitudes, ces processus ont-ils toujours la même saveur en ligne avec leurs objectifs initiaux (la rime pour la poésie), ou bien nous livrons-nous à ces formes obligées sans conscience et sans réserve : Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ? ?
“Qui sonne creux et faux sous la lime” #ArtPoétique
Et Verlaine de se faire consultant en nous donnant une recommandation : grattons sous la surface. Ce qui brille trop, ce qui est trop clinquant (Pas la Couleur), ce qui est trop évident est trop suspect. Encore C’est des beaux yeux derrière des voiles. Il ne faut pas hésiter à descendre dans la cale, dans l’atelier, dans cette basse cuisine mentionnée dans le poème. Tout n’y est pas rose (il y a Tout cet ail…) et nous utilisons les outils de l’artisan (la lime, forgé) pour atteindre la vérité des choses : De la musique encor et toujours !, et ce qui sonne creux et faux ne contribue jamais pas à la création, qu’elle soit du poète ou de l’entrepreneur.
“Et tout le reste est littérature” #ArtPoétique
Il y a donc, selon Verlaine, une poésie qui se distingue de la littérature. Quelle lecture faire de ce vers final ? Les trois vers précédents semblent indiquer un appel à la billebaude, à l’errance émerveillée qui caractériseraient la véritable poésie. Dès lors, il faudrait garder une légèreté, et se garder de l’esprit de sérieux dans nos démarches.
La finalité, cette musique avant toute chose nous extrairait de la pesanteur sur la forme – nous virevoltant au vent crispé du matin – et sur le fond – fleurant la menthe et le thym. La littérature – mot pesant s’il en est – serait alors cette besogne grossière sans orientation, une sorte d’activisme désarticulé, le propos du hamster dans sa roue.
En somme, on peut être à son ouvrage sans faire œuvre.
Poursuivez votre lecture des travaux d’Alexis Milcent : Les fondamentaux du marketing selon Blaise Pascal – (ecologiehumaine.eu)
