Pierre-Yves Gomez, économiste et co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, propose une réflexion sur l’union, sa représentation dans les esprits d’aujourd’hui, ses conséquences sur l’économie et sur la vie des êtres humains.
“Ce n’est pas en bêlant contre le loup mais en se respectant mutuellement que les brebis forment un troupeau d’autant plus solide quand il s’agira d’affronter le carnivore.”
Pierre-Yves Gomez
L’actualité politique française a récemment résonné d’appels à des coalitions et à des unions sacrées en tous genres. Situation pittoresque puisque, depuis des années, ont prévalues, à l’inverse, des démarches opposées, intentionnellement clivantes, rejetant l’adversaire par la violence des propos sinon des actes. Des accords s’avèrent pourtant indispensables entre la douzaine de partis vivant de l’opposition des uns avec les autres, puisqu’au terme de cet effritement, nul ne peut gouverner aujourd’hui sans composer avec ses adversaires de la veille.
Une telle contrainte n’est pas réservée au domaine politique, elle se vit aussi par les organisations dans de nombreuses situations comme quand l’actionnariat se divise, les partenaires sociaux s’opposent frontalement ou quand des concurrents doivent devenir partenaires par la nécessité des alliances. Trouver une union raisonnable s’avère nécessaire mais aussi périlleux. Car, il est naïf de croire que chercher la coalition est par nature l’expression d’une vertu ; une franche opposition est parfois préférable à un accord de façade qui permet de poursuivre en secret le travail de sape entre les partenaires. Il importe donc de savoir au nom de quoi on fait l’union.
Il existe deux manières d’y répondre : l’une peut être appelée « l’union contre » ; l’autre « l’union pour».
Unis face à l’Ennemi
« L’union contre » est formée comme une sainte alliance de certaines parties prenantes contre d’autres, désignées comme l’Adversaire. La force de la coalition tient à l’ennemi commun que l’on se donne. Logique inverse de celle du bouc émissaire, l’ennemi n’est pas une victime expiatoire que l’on sacrifie pour faire de l’unité du groupe, mais plutôt un Méchant universel dont le danger, réel ou fantasmé, mais indéfiniment entretenu, oblige à faire corps. Un peu comme des brebis bâtissant la cohésion du troupeau par la peur du loup et le risque individuel d’en être victimes.
Ainsi désigne-t-on telle branche actionnariale minoritaire, tel syndicat revendicatif ou tel concurrent retors comme le loup contre lequel le devoir est de rester uni, coûte que coûte. Mais peut faire aussi figure d’Ennemi la concurrence étrangère, la « finance » ou encore les risques technologiques. L’union des parties prenantes qui en résulte est efficace car la peur est une des plus puissantes glues sociales.
Unis pour un même projet
L’autre manière de faire corps est « l’union pour ». L’accord entre les parties prenantes se construit en les prenant toutes en considération, sans en exclure aucune a priori (sans quoi on retomberait dans le cas précédent). Une telle unité nécessite deux conditions : la première est que chaque partie prenante considère que les autres cherchent, comme elle-même mais à leur manière, le bien commun de l’entreprise ; les propositions, opinions ou attentes divergentes n’excluent pas que toutes se regardent comme des parties prenantes d’une même communauté. Tel est le préalable indispensable.
La deuxième condition se déduit de la première : chaque partie prenante cherche à sauver dans les vues des autres parties prenantes, ce qui peut être raisonnablement considéré comme utile à tous. Plutôt que de faire unité en cherchant des solutions consensuelles, on commence par écouter les inquiétudes et les espoirs, voire les rêves des autres, et de les honorer comme tels. Culture fondée sur la conviction qu’il y a toujours une part de justesse dans les représentations qu’on ne partage pas mais qui disent quelque chose du bien commun. Ce n’est donc pas en bêlant contre le loup mais en se respectant mutuellement que les brebis forment un troupeau d’autant plus solide quand il s’agira d’affronter le carnivore.
Deux façons de faire l’unité donc : contre l’ennemi commun ou pour le bien commun.
Avantages et limites
Bien entendu, « l’union contre » est la plus rapide et la plus immédiatement efficace parce que le corps social se cristallise et se solidifie sur des idées simples. Mais c’est aussi l’union la plus illusoire. Car un bon adversaire ne fait pas un bon projet et l’union construite par défaut d’accord sur le fond entre les parties prenantes exclut les grandes transformations ou les grands desseins. Pour perdurer elle doit être conciliante, donc moyenne, et finalement médiocrement ambitieuse : sans faire de vagues, l’entreprise poursuivra le courant qui la porte, qui peut être suffisamment prospère.
Dans la durée pourtant, en invoquant l’urgence contre l’Adversaire, « l’union contre » ne tient que tant que celui-ci demeure un ennemi crédible. Dans la pratique, elle émousse la conviction des parties prenantes qu’il y a quelque chose à faire ensemble en dehors de la résistance à l’ennemi, comme l’a montré le conte célèbre de Dino Buzzati, le K, ou le merveilleux roman de Julien Gracq, Le rivage des Syrtes où la survenue toujours attendue et jamais réalisée de barbares invisibles aux portes de la ville unit les citoyens par un pur sentiment d’absurdité. Ainsi a-t-on vu s’effriter la cohésion d’entreprises quand on a trop longtemps agité la menace de « ruptures technologiques », de « nouvelles frontières » inquiétantes ou de « disruptions » tonitruantes qui à la longue ont produit, notamment chez les collaborateurs, incrédulité et désengagement.
« L’union pour » est plus longue à obtenir, plus délicate à faire naître, mais d’une redoutable efficacité dès lors que les parties prenantes se considèrent, plutôt que les membres d’une coalition d’intérêts par défaut, comme les contributeurs, du fait de leurs différences, d’une organisation commune. L’union dépend donc de la culture des personnes qui la nouent.
Le poisson nourri par la tête
Car encore faut-il, pour réaliser cette « union pour », des hommes et des femmes qui revendiquent le sens du bien commun et notamment des leaders qui l’encouragent, qui le nourrissent et qui l’incarnent. Aucun processus organisationnel promouvant des délibérations entre les parties prenantes, fusse-t-il le plus sophistiqué, ne remplace la patiente et obstinée insistance à rappeler que celles-ci sont au service d’une communauté de travail qui est leur bien commun. Ces leaders sont indispensables non pour l’imposer mais pour le faire reconnaître : ils s’en portent témoins et garants.
De telles compétences sont souvent négligées, comme si les structures organisationnelles suffisaient pour réaliser une union et, a fortiori, une communauté. Et ces vertus se perdent d’autant plus que les « unions contre » sont conduites par des dirigeants qui trouvent leur légitimité dans le conflit et l’effroi permanents. Ainsi s’entretient la dynamique inventive des coalitions de factions.
Découvrez le premier volet proposé par Pierre-Yves Gomez : Le travail de décideur : de la dignité d’avoir à choisir (1)
Cet article a été publié le 10 juillet 2024 sur le blog de Pierre-Yves Gomez.