Isaure Manchon est experte en stratégie d’innovation par le design formée à l’ENSCI et spécialiste en conduite de projets. Elle nous ouvre aujourd’hui les portes d’un lieu atypique : l’École primaire des Sciences et de la Biodiversité de Boulogne-Billancourt qui tente de trouver un nouveau mode de cohabitation entre humains et non-humains.
Pour commencer, pouvez-vous nous parler du rapport des humains au vivant ces dernières décennies ?
Isaure Manchon, experte en stratégie d’innovation : “Aujourd’hui, certains parlent d’une sixième extinction de masse. Depuis les années 70, la population de mammifères, oiseaux, poissons, amphibiens, reptiles, a baissé en moyenne de 68 % dans le monde. C’est un vrai sujet, connu et identifié par les pouvoirs publics depuis des décennies.
Dès 1968, la Conférence de la Biosphère établissait le besoin de protéger la nature. En 1992, le Sommet de la Terre à Rio a reconnu, de façon juridiquement contraignante, que la conservation de la biodiversité était un devoir pour l’humanité. Il y a de vrais enjeux qui dépendent de la biodiversité : notre survie en tant qu’espèce humaine en dépend !
Comment expliquer cette crise de la biodiversité ?
Il y a tout un faisceau de raisons ; quelques points essentiels :
- Le premier est la question de l’amnésie environnementale. Il s’agit d’un concept développé par le psychologue américain, Peter H. Kahn. L’idée, c’est que de génération en génération, on s’habitue à un état dégradé du monde ; notre cadre de référence évolue. Un exemple : la première génération de pêcheurs s’habitue à pêcher des poissons moins gros. La seconde pense que cette nouvelle taille est la taille normale et ne s’effraie donc pas de la voir encore réduire.
- La deuxième chose que les chercheurs mettent en avant est la notion d’extinction de l’expérience de nature. Nous vivons de moins en moins en contact avec la nature, dont on s’est, au départ, isolé de manière volontaire face aux dangers qu’elle représente. Nous nous sommes alors progressivement déconnectés de cette nature. Aujourd’hui, en moyenne, un être humain vit à dix kilomètres de la zone naturelle la plus proche. Cet éloignement est également indirect et symbolique.
Baptiste Morizot a beaucoup travaillé sur la question du vivant. Il pose l’hypothèse que “la crise écologique actuelle, plus qu’une crise des sociétés humaines d’un côté, des vivants de l’autre, est une crise de nos relations au vivant.”(1) Pour lui, la nature est devenue un décor aux activités humaines et l’espèce humaine a complètement oublié que les autres formes de vie font le monde par leur présence.
À partir du moment où le monde du vivant est tombé hors du champ de l’attention collective, grâce, entre autres, à l’urbanisation et au confort, nous oublions, comme le souligne Baptiste Morizot, qu’habiter, c’est toujours cohabiter. On ne peut pas vivre sans les autres formes du vivant.
Parlons maintenant de l’école de la Biodiversité de Boulogne Billancourt : apporte-t-elle des solutions face à la crise de la biodiversité ?
La première fois que j’ai entendu parler de l’école de la Biodiversité de Boulogne Billancourt, je me suis dit qu’il y avait certainement là de quoi travailler sur notre crise de l’expérience et notre relation au vivant.
L’École des Sciences et de la Biodiversité est une école primaire qui annonce vouloir accueillir aussi bien la biodiversité que le projet pédagogique de l’école. Comment ça se passe ? Il y a une forêt en toiture et les murs extérieurs de l’école sont conçus pour accueillir la biodiversité : les plantes peuvent s’y développer et les oiseaux y nicher.
Il est important que ce soit une école : on sait que les expériences de nature faites durant l’enfance sont déterminantes sur la relation au le vivant et sur la volonté qu’on va avoir, par la suite, de le préserver. C’est donc un beau cas d’étude pour voir dans quelle mesure l’architecture pourrait être une réponse à la crise du vivant.
L’école a été livrée en 2015, il y a donc presque 10 ans. Un suivi est effectué régulièrement par des écologues, avec des observations et des prélèvements sur le terrain : 345 espèces vivantes ont été recensées. C’est l’équivalent d’un parc urbain. C’est d’autant plus positif que cette école a été construite sur les anciens terrains des usines Renault à Boulogne-Billancourt.
L’école de la Biodiversité a-t-elle participé à l’émergence d’une architecture durable ?
Le bâtiment est remarquable. Il comporte des innovations techniques, largement documentées et saluées par la profession. Le mur extérieur est un bon exemple. Construit à partir de blocs de béton préfabriqués, il a notamment permis d’installer des rigoles pour que l’eau circule le long du mur au lieu d’être évacuée le plus vite possible, et permettre ainsi le développement de la vie car il n’y a pas de vie sans eau.
Ce projet a donc induit des changements de perspective, comme dans le rapport à l’eau. L’architecture a plutôt tendance à vouloir évacuer l’eau le plus vite possible car elle peut endommager les bâtiments.
Autre révolution : il s’agit d’un bâtiment et d’un paysage en même temps. En architecture, quand on livre un bâtiment, il est livré en état de parfait achèvement ; à partir de là, en général, le bâtiment ne fait que se dégrader. Or, l’école de la Biodiversité est également un paysage. Sa livraison est donc un point de départ ; le bâtiment va évoluer dans le temps.
Pour voir ce que ce projet architectural donne en termes de biodiversité, il faut aussi changer d’échelle et considérer, en plus du bâtiment, le quartier, voire la région. L’écosystème sur le toit aujourd’hui fonctionne bien, notamment parce qu’il a été pensé en termes de continuité écologique. L’écologue qui a travaillé sur le projet a étudié les écosystèmes environnants – il était nécessaire que cet écosystème sur toit puisse entrer en relation, et qu’il ne soit pas isolé. L’approche pluridisciplinaire du projet, avec notamment l’intervention de l’écologue et l’apport des paysagistes, est d’ailleurs un élément clé qui a favorisé les changements de perspective.
Cette école a été développée dans une Zone d’Aménagement Concerté (ZAC) qui s’étend sur plusieurs hectares. Le quartier lui-même a donc été conçu avec l’idée de créer un grand parc pouvant accueillir une biodiversité qui se diffuserait par capillarité dans les rues, les balcons, les bâtiments.
Au final peut-on dire que cette école a eu un impact positif sur l’environnement ?
Pour répondre à cette question, il faudrait faire une analyse plus globale et calculer ce que l’on appelle la biodiversité grise. Il s’agit du cumul des impacts positifs et négatifs sur les écosystèmes induits par un projet.
Pour effectuer ce calcul, il faut donc prendre en compte l’impact de la production des matériaux : extraction, transformation, fabrication, transport… Or, ce bâtiment a été conçu en béton, matériau qui a un impact carbone non négligeable.
À la lumière de cette information, on peut garder en tête que l’architecture ne sera jamais neutre. Elle consomme espace et ressources et ne peut donc ainsi être LA réponse, LA solution miracle, à la crise de la biodiversité.
Un bâtiment, et son architecture, peuvent-ils influencer la relation nouée entre les différents occupants ?
En réalité, ce projet a deux faces.
- La plus connue, sur laquelle la ville, l’architecte et l’écologue publient beaucoup, qui est la toiture-forêt. Les visites sont nombreuses ; c’est l’école telle que le public la connaît.
- Mais il y a également les espaces vécus par le corps enseignant et les élèves au quotidien – leurs salles de classe, la cour de récréation (goudronnée) et les façades (très vitrées) – qu’ils trouvent gris et plutôt stériles.
Si ce bâtiment a été pensé pour qu’humains et non-humains vivent ensemble, dans la réalité, cela ressemble plutôt à un immeuble avec des voisins à des étages séparés qui essayent de ne pas trop se gêner mutuellement qu’à une colocation où l’on apprend à se connaître, avec des interrelations régulières.
Cela étant dit, ça a quand même changé les relations entre humains, parce que se retrouvent impliqués dans ce projet pédagogique de nouveaux acteurs : la ville, les architectes, les écologues, les enseignants, etc. L’école accueille aussi des centres de loisirs, par exemple ; il s’agit de créer et faire perdurer des projets communs. Et ça, c’est facteur de transformations intéressantes !
Il faut à nouveau changer d’échelle, pour avoir une vision des gestes, usages, interactions. Comment se pense la pédagogie, la transmission d’informations, bref, comment passer d’un projet technique, à quelque chose qui vit, dont les usagers s’emparent ?
Comment trouver un juste milieu, selon vous, entre préservation du vivant d’un côté, et préservation des interactions de l’autre ?
Un des vrais enjeux pour la suite de ce projet est effectivement de favoriser cette relation au vivant.
Ce projet a été pensé par les paysagistes comme un sanctuaire, en haut d’un toit, comme un lieu où, finalement, l’humain ne serait pas tout à fait le bienvenu. Par ailleurs, comme c’était très innovant et que ça a demandé un gros investissement de la part de la ville, cette dernière voit le toit comme un outil pédagogique et donc quelque chose de très utilitariste.
Aujourd’hui, le projet oscille entre ces deux visions : on met le vivant sous cloche pour le protéger versus c’est un outil pédagogique comme un autre, sans égard pour le vivant.
Il faudrait réussir à trouver une troisième voie, comme le propose la préface d’Isabelle Stengers du livre d’Anna Tsing Le champignon de la fin du monde :
“L’auteur essaie de raconter des histoires dont les humains ne sont pas au centre mais où ils ne jouent pas non plus le rôle d’intrus contre lesquels la nature devrait être protégée.”
Préface d’Isabelle Stengers pour Le champignon de la fin du monde d’Anna Tsing
C’est vraiment cela dont il s’agit : trouver une voie du milieu où tout ne se fait pas qu’en fonction de l’être humain, mais où nous ne sommes pas non plus perçus uniquement comme une menace pour l’environnement.
Un dernier mot ?
J’ai deux messages pour conclure cet entretien.
Le premier : lisez Baptiste Morizot. C’est très simple à lire, et en même temps, ça aide à changer de regard. Il a une proposition que j’aime bien : la notion « d’égard ajusté , où il s’agit d’ouvrir le champ de notre attention au vivant, et lui porter égard, ça ne veut pas dire ni le mettre sous cloche, ni l’utiliser, c’est être dans une relation.
La deuxième chose : faites des expériences de nature. Après une balade en forêt, nous sommes plus apaisés, notre rapport au temps a changé, nous sommes attentifs à plein de détails, de sons, d’odeurs. Renouvelons notre rapport au vivant !”
(1) : Morizot, Baptiste. Manières d’être vivant : Enquêtes sur la vie à travers nous. Mondes sauvages. Arles: Actes Sud, 2020. p.15-16
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