Que peut enseigner à l’entrepreneur le poème Chantre du recueil Alcools de Guillaume Apollinaire ? Alexis Milcent, fondateur de La Fontaine & Cie, propose une analyse.
Le texte
Chantre
Et l’unique cordeau des trompettes marines
Chantre, Guillaume Apollinaire (1880 – 1918), version publiée dans Alcools en 1913
Questions business soulevées par ce texte d’Apollinaire
C’est tout. Oui, c’est tout et c’est un tout. C’est-à-dire que ce n’est pas un vers échappé d’un autre poème ou un rebut retrouvé par hasard.
C’est une véritable pièce, intégrée par Apollinaire dans son recueil Alcools, au même titre que Le Pont Mirabeau ou le magnifique Automne (Dans le brouillard s’en vont un paysan cagneux Et son bœuf lentement dans le brouillard d’automne Qui cache les hameaux pauvres et vergogneux)
Chantre et trompettes marines
Commençons doucement avec des précisions de vocabulaire. Le chantre est celui qui chante en solo. C’est celui qui entonne.
Le Dictionnaire Littré va plus loin et en fait une typologie : Poète qui chante ou célèbre un héros, un grand fait, etc. I Celui qui chante au lutrin I Dignitaire qui est le maître du chœur présidant au chant.
Il y a donc une analogie à la poésie et à la musique. Il y a aussi la notion d’un talent particulier et d’un primat.
Quant aux trompettes marines, si l’expression a un indéniable pouvoir évocateur, il s’agit bien d’un véritable instrument : une sorte de contrebasse triangulaire avec une seule corde apparente.
C’est donc l’instrument de toutes les contradictions : une trompette en bois, à corde, qui engendre moins – il faut se le dire – un son qu’un crissement. C’est en fait un instrument trompeur : ce n’est pas une trompette, il est moins marine que marial, et il n’a pas d’ouïes (comme un violon) mais un orifice à la base de l’instrument (il faut le pencher pour l’apercevoir).
=> un simple vers est apparemment un vers simple, et rien que cette vérification de vocabulaire tend à montrer le contraire : comment gérons-nous les évidences (Saint-Ex nous a alertés la semaine dernière) ? Avons-nous l'habitude de vérifier ce que nous croyons connaître ? Savons-nous aller au-delà des apparences ?
Jeux de mots
J’avoue, j’ai triché et, pour la première fois, j’ai googuelisé le texte. Et les amateurs ont identifié deux jeux de mots dans notre monostiche : Chanterelle et cordeau/trompettes.
Chantre Et l’
Si on lit le poème à haute voix, on obtient : Chanterelle : unique cordeau des trompettes marines.
Et le Littré toujours d’expliquer qu’une chanterelle, avant l’oiseau, c’est la corde la plus aiguë d’un violon.
On aurait donc affaire ici à une simple définition déguisée en poème.
Cordeau / Trompettes marines
Certains soulignent le miroir facétieux entre la trompette des mers et le cor d’eau.
Une fois que l’on a dit tout cela, on casse un peu la magie du vers qui devient extrêmement opérationnel : une définition lexicale d’un côté, un calembour de l’autre. On passe de la poésie onirique, de l’élan expressif, à l’utilitarisme le plus abouti, voire une certaine trivialité (cor d’eau, trompettes des mers, super drôle…)
=> Dans nos quotidiens, savons-nous maintenir de la poésie ? Sommes-nous constamment pris par l'opérationnel mécanique ? Comment constamment aviver la vision, sans tomber dans l'idéalisme, mais en rendant toujours le sens de l'action sensible et perceptible ?
Et l’unique cordeau des trompettes marines
Revenons au texte et à une lecture empirique.
Chantre : Apollinaire annonce la couleur. Il a quelque chose à dire, avec ce syncrétisme entre le chant et la poésie (voir François Cheng, Une longue route pour m’unir au chant français, Albin Michel, 2022).
Et l’unique cordeau des trompettes marines
Le Et initial nous met sur la piste de l’alliance qui se trouve confirmée par les antagonismes flagrants dans la suite du vers :
- unique cordeau : par définition, une corde est faite de plusieurs brins, ce qui introduit une dissonance avec la notion d’unicité posée par le unique.
- unique cordeau vs trompettes marines : on a l’opposition du singulier et du pluriel une nouvelle fois, comme du masculin et du féminin, le tout renforcé par la césure à l’hémistiche.
Si l’on lit le vers par le prisme des champs lexicaux, on voit qu’il y a l’unicité du divers, voire des contraires (c’est là que le jeu de mots cor d’eau / trompettes des mers prend de la valeur).
Un seul vers pour enchâsser la multiplicité
Le chantre, le poète, mais aussi le leader, c’est celui qui crée l’harmonie à partir des matériaux les plus divers, c’est celui qui transforme les sons les plus difformes en un ensemble musical agréable et entraînant.
=> Reconnaissons-nous la diversité dans nos équipes ? Derrière les allures lisses, allons-nous chercher la singularité ? Parvenons-nous à faire un ensemble de ces éléments disparates et parfois contre orientés vers les extrêmes ?
Et l’unique cordeau des trompettes marines
Apollinaire confronte deux blocs, mais montre également les failles dans chacun des blocs. On a vu l’antinomie entre unicité et pluralité dans “l’unique cordeau”. On a aussi vu combien ces “trompettes marines” revêtaient d’incohérences, de contradictions, de fragilités : à l’instrument tonitruant succède quasiment un jouet pour enfant.
Si le chantre est celui qui s’identifie au chant, il y a un autre syncrétisme entre le poète et ses vers. Ainsi Apollinaire ouvre une réflexion sur nos propres faiblesses personnelles. Une équipe est souvent constituée de blocs antagonistes, mais ces blocs sont eux-mêmes tiraillés de tensions divergentes.
Dans ce monostiche, le poète est un tout unifié, surtout si l’on reprend l’idée d’une définition : Chantre EST (et non plus ET) l’unique cordeau des trompettes marines.
Mais il est façonné de mouvements contraires qui sont autant d’attributs de sa singularité et autant d’éléments de faiblesses.
=> pour prolonger la métaphore marine, avons-nous une claire cartographie de ces failles, de ces abysses qui nous constituent comme ils nous fragilisent ? Savons-nous nous orienter dans ce labyrinthe ?
Et l’unique cordeau des trompettes marines
Dès lors, cordeau x labyrinthe = fil d’Ariane ! Apollinaire nous inviterait-il à réfléchir à la figure du guide dans un monde compliqué ?
Le Chantre, celui qui mène le chœur, celui qui dirige le chant, serait une réponse à l’anxiété face aux crissements d’un contexte toujours plus angoissant ?
Ces trompettes marines que l’on prenait peut-être d’abord pour des cornes de brume rassurantes seraient illusoires, et il conviendrait de s’en remettre au poète ?
Le Chantre est donc celui qui unifie l’équipe dans une seule entité, cristallisant les différences, mais aussi celui qui mène cette entité. Ne ressent-on pas un souffle dans le vers, emmené toujours par ce ET initial ? Les allitérations forment comme une boucle :
- un état initial marqué par des sonorités plutôt liquides : L N
- puis une succession de double consonnes : C C D D T T suggérant un chaos, un conflit, une lutte répétée
- pour revenir au calme initial souligné par l’onirisme du I et du N inversés (unique/marines), à peine voilé d’un R.
On ne sort pas indemnes de l’expérience, mais on a été guidés par le rythme, par les sons, par le chant. On s’est finalement appuyés sur la diversité et sur nos faiblesses pour avancer et traverser cette mer encombrée.
=> Comment fais-je avancer mon équipe ? Quels points d'appui puis-je lui proposer ? Comment jouer la complémentarité entre les membres de l'équipe ?
Retrouvez la dernière analyse de La Fontaine & Cie : “Climats” : comment s’adapter ?