À l’occasion des 400 ans de Jean de La Fontaine, La Fontaine & Cie permet de redécouvrir ses merveilleuses fables, à travers une analyse littéraire et sémantique développée par Alexis Milcent, spécialiste en marketing et stratégie. L’objectif ? Décortiquer l’essence de la fable et en tirer des enseignements adaptés à l’entreprise.
La fable
Écouter le podcast d’Alexis Milcent.
Au fond d’un antre sauvage,
Un Satyre et ses enfants
Allaient manger leur potage
Et prendre l’écuelle aux dents.
On les eût vus sur la mousse
Lui, sa femme, et maint petit :
Ils n’avaient tapis ni housse,
Mais tous fort bon appétit.
Pour se sauver de la pluie,
Entre un Passant morfondu.
Au brouet on le convie :
Il n’était pas attendu.
Son hôte n’eut pas la peine
De le semondre deux fois.
D’abord avec son haleine
Il se réchauffe les doigts ;
Puis sur le mets qu’on lui donne,
Délicat, il souffle aussi.
Le Satyre s’en étonne :
« Notre hôte, à quoi bon ceci ?
– L’un refroidit mon potage ;
L’autre réchauffe ma main.
– Vous pouvez, dit le Sauvage,
Reprendre votre chemin.
Ne plaise aux Dieux que je couche
Avec vous sous même toit !
Arrière ceux dont la bouche
Souffle le chaud et le froid !
Les conseils pro by Jean DLF
Nous voici plongés au cœur des affres de la communication interpersonnelle.
On enrage, n’est-ce pas, de voir ces beaux élans de fraternité merveilleuse (on parlerait de collaboration ou de la fameuse “bienveillance” dans nos organisations) fracassés par une incompréhension stupide…
Ne partons pas trop vite en critique du Satyre, et voyons ce que La Fontaine pourrait vouloir nous dire pour notre quotidien en entreprise.
La bienveillance confondue
Le joli tableau que nous peint La Fontaine !
Il y met tous les clichés d’une pastorale enchantée : un gentil Satyre (sorte de Shrek des temps anciens) vit avec sa famille heureuse au fond d’une bicoque. Un quidam passe sous les averses, on lui offre le gite et le couvert : on partagera le maigre repas. C’est la Petite Maison dans la Prairie teintée de Blanche Neige et les sept Nains.
Mais à l’avant-dernier quatrain, manque de bol (“Et prendre l’écuelle aux dents“) : incompréhension, disjonction, séparation.
Toute une page d’entente cordiale se trouve ruinée subitement par six vers laconiques. La Fontaine joue du fond et de la forme pour montrer la toute violence du sujet par un travail d’opposition des champs lexicaux, des types de discours (on se comprend d’abord sans parole puis on s’invective au discours direct), des postures (invitation immédiate versus réaction disproportionnée).
Dès lors, La Fontaine nous invite à aller plus loin qu’une simple critique du Satyre dont la réaction paraitrait hors de tout sens commun.
Prenons conscience que nous sommes faits pour nous entendre à 79 % (22 vers d’entente cordiale sur 28), mais ces 21 % restants peuvent être d’une violence sans égal. Le fabuliste s’attache à nous montrer que nous sommes faits pour l’essentiel de la même étoffe – laquelle dissimule des différences sensibles trop faciles à oublier :
- La figure du Satyre confirme ce propos : avec son corps d’homme et ses pieds de bouc, il est bien à 79 % humain, 21 % autre – mais des pieds de bouc, ce n’est pas rien.
- Le choix de l’heptasyllabe abonde dans ce sens. Loin de la scansion de l’alexandrin, le style est fluide : c’est à 79 % notre parler quotidien. Mais rimer toutes les huit syllabes, ce n’est pas rien non plus.
Ce qui nous unit est bien plus important que ce qui nous sépare, mais La Fontaine vient nous rappeler de chercher cette part de singularité qui peut, avec force, déclencher l’incompréhension. Déconsidérer la réaction du Satyre, c’est se mettre dans ses propres pas de boucs : c’est le juger comme un semblable alors qu’il est bel et bien différent.
L’accueil désintéressé du Satyre au Passant est comme effacé par sa réaction finale. On comprend que derrière cette bienveillance se cache en effet le désintérêt. Le Satyre aurait pratiqué les figures de style d’une charité ordonnée – l’accueil, le partage…
De son côté, le Passant n’est pas mieux disposé. Le voilà qui profite de l’aubaine et curieusement, son message “ne passe pas”. Il échoue à prévenir la réaction du Satyre, ne choisit pas les bons mots, déclenche la réaction. Ce vagabond voyageur, celui-là même que le voyage aurait dû former aux différences culturelles, échoue dans son rôle de colporteur.
Satyre comme Passant manquent, chez La Fontaine, de l’empathie qui marque la véritable bienveillance.
- Le Satyre applique des formules toutes faites, des rituels sans fondement sincère.
- Le Passant rapporte tout à lui : son souffle le réchauffe ou le conforte, mais sa voix ne partage rien.
Finalement, le Satyre et le Passant se valent bien, d’ailleurs ils se confondent dans la figure de l’hôte : “Son hôte (le Satyre) n’eut pas la peine De le semondre deux fois” versus “Notre hôte (le Passant), à quoi bon ceci ?“.
La bienveillance appliquée : so what, Jean DLF ?
La clé est peut être dans la mise en application de cette fameuse bienveillance, avec une empathie réelle pour les protagonistes : les considérer non plus uniquement comme deux parts du problème, mais bien porteurs des solutions.
Ainsi, Jean de La Fontaine nous donne une grille d’analyse, une matrice, un regard à deux axes :
- Le Passant apporte l’horizontalité par son caractère pratique : il agit, il identifie les opportunités (un antre où s’abriter) et les synergies (un seul souffle pour réchauffer et refroidir).
- Le Satyre apporte la verticalité avec ses bonnes actions, ses jugements moraux (“Arrière ceux dont la bouche souffle le chaud et le froid”), l’invocation aux Dieux (“Ne plaise aux Dieux”).
Par ailleurs, il identifie deux freins à notre empathie : la conformité aux normes sociales (avec ce Satyre qui voit un “passant” et non une personne) et l’égocentrisme (le Passant qui rapporte tout à lui).
La Fontaine insiste sur cette notion de matrice à deux axes avec le recours au chiffre 7 :
- On a déjà vu le choix de l’heptasyllabe : les vers de 7 syllabes s’alignent horizontalement.
- Verticalement, ce sont sept quatrains qui viennent graduer l’espace.
Ces deux axes sont donc égaux, aux dimensions de l’univers, de l’espace et du temps (les sept planètes du système solaire, les sept jours de la semaine…), de l’art et de la morale (les sept notes de musique, les sept dons de l’Esprit Saint…).
C’est un chemin exigeant que nous propose La Fontaine. On peut bien critiquer la bienveillance de façade du Satyre ou les manquements du Passant. Ce que suggère La Fontaine, c’est de dépasser ces débats pour entrer dans une démarche itérative de profond intérêt pour autrui : de quoi inspirer les managers et les marketers !
La citation
“Arrière ceux dont la bouche
Souffle le chaud et le froid”
Le Satyre et le Passant (V, 7)
Dans tout ça, évitons les prises de positions changeantes ou les postures d’autorité qui font la pluie et le beau temps !
Source : le site de La Fontaine et compagnie