Par Anne Battestini. « Les Gens que l’on appelle les Français » est une étude née d’une série de questionnements sur la recherche de ce qui unit les Français aujourd’hui : les valeurs, les images, les histoires qu’ils partagent…
Des questions telles que :
1. De qui parle-t-on et à qui parle-t-on quand aujourd’hui on évoque les Français ?
2. Comment se construisent-ils ?
3. Quelles sont les représentations auxquelles ils restent attachées et qui donnent sens à leur mode de vie ?
En effet, les classements par sexe, âge, classe sociale ne rendent pas toujours compte de ce qui construit la collectivité identitaire nommée « Les Français » et comment les individus eux-mêmes construisent leur identité culturelle et sociale.
L’intérêt est donc ici de redonner des clés de compréhension de la société actuelle. En sillonnant divers lieux de France (en termes de région, structure de foyer, âge, profession…) pour repérer les invariants de ce qui constitue une forme de cohésion sociale et culturelle, au travers d’entretiens et d’un décodage sémiologique, cette analyse aborde des thématiques comme la manière dont la classe moyenne se représente culturellement, la manière dont ils conçoivent la structure sociale, leur rapport à l’argent, au travail, à la consommation…
N° 6. trouver sa place… ou la prendre
Trouver sa place pour les Français signifie pouvoir agir un tant soit peu sur son destin. Or, aujourd’hui, il leur semble qu’ils sont de plus en plus impuissants. Une impuissance qu’ils ressentent à plusieurs niveaux. Le manque d’argent ou l’inquiétude d’en manquer, la difficulté d’augmenter son revenu, d’avoir un travail et que celui-ci soit satisfaisant, la crainte de la précarité… en sont quelques exemples. De même, le milieu du travail n’est plus, pour beaucoup, ressenti comme un lieu identitaire et de cohésion sociale fort : plus contraignant, individualiste, précaire qu’avant…
- Un rapport domicile-travail de plus en plus difficile (longueur des trajets, rythme de vie…)
- Des rapports de plus en plus individualisés
- Un monde de l’entreprise en déphasage avec leurs aspirations (sans gratification) :
- Manque de temps, de moyens, de perspectives
- Manque de valorisation de l’humain et des compétences
- Manque de visibilité et de cohérence de la stratégie d’entreprise.
Un investissement dans le travail qui est peu récompensé en matière de satisfaction, pécuniaire ou autre, valorisation de soi, reconnaissance sociale. Ils disent avoir besoin de « Casser la routine, la machine, souffler. », « Se sentir utile. ». Ils ressentent « La déshumanisation, la perte de soi, le manque de reconnaissance ».
Certes, il existe des Français pour lesquels le travail a toujours une valeur, où ils se réalisent d’un point de vue personnel et collectif. Ceux-là ont des sentiments plus positifs et des sources de satisfaction…
« J’aime que les autres comprennent ce que je fais. Je ne pourrais pas faire un métier que les gens ne comprendraient pas, pas valorisant »
Mais pour beaucoup, ils sentent avoir de moins en moins d’emprise sur leur position sociale… ainsi que sur leur libre arbitre, leurs projets de vie… Principales conséquences : la frustration, la difficulté de se lier, d’entretenir un lien social, le sentiment que la société régresse…
Ils ont de plus en plus l’impression de ne pas pouvoir agir sur leur destin. Les restrictions d’équipement, de loisirs, de culture, de cinéma et de mobilité sont aussi perçues comme des limitations de leur liberté : elles renforcent l’impossible ascension sociale promise et que les plus âgés ont pu connaître.
« Avant, dans un couple, un homme qui faisait mon boulot, la femme ne travaillait pas, il pouvait faire vivre le foyer, partir en vacances. Si nous n’étions pas deux ce serait difficile… s’il fallait que l’on achète tout, on ne pourrait pas s’en sortir. »
« Je souffre un peu de ne pouvoir aller au cinéma, m’acheter des livres ou des CD, ou ne serait-ce que pouvoir prendre quelques jours pour aller à la mer… Voilà des choses comme ça qui amènent du souffle. L’argent peut permettre ça »
« Arrivé à une partie du mois, tu sais que tu vis au-dessus, c’est de l’argent que tu n’as plus, même pour manger. Je sais que je peux me contenter de peu… Après, c’est une frustration que de ne pouvoir accueillir quelqu’un ou de payer des coups au bar. Mes parents, ça a toujours été la galère. J’ai toujours vécu dans la restriction et on ne pouvait pas faire de folies… »
Face à cela, certains choisissent de changer de travail, changer de lieu de vie pour avoir une meilleure qualité de vie et échapper aux modèles de vie imprégnés de contraintes.
Ils choisissent de quitter les villes devenues trop chères, d’accepter un autre travail et donc de baisser leurs revenus et leur projet d’ascension économique pour accéder à un mode de vie moins contraint.
L’installation dans une région plus rurale devient une nécessité économique avec une redistribution des priorités : retrouver un contact avec la nature et les siens, transmettre aux enfants un art de vivre moins oppressant, avoir des attaches, des repères qui donnent sens.
Cette relocalisation est une manière de profiter à la fois des contacts avec les autres, de se donner du temps et de l’espace. C’est aussi l’occasion de « sortir du jeu » autrement : « rejeter les rapports de pouvoir incohérents », « ne pas se faire broyer par la machine », « choisir une croissance autre qu’une aliénation », « se faire plaisir »… De même, le retour à des modes économiques ancestraux, le troc, la gestion économe, l’autonomie sont imaginés et essayés
« La question de l’argent a toujours été quelles que soient les générations. La valeur travail en étant rémunérée a donné une autre valeur à l’argent. Le troc est aussi du don de soi, en filant un coup de main dans le potager et en échange tu me donnes une partie de ton terrain pour mon potager »
L’ascension sociale est remplacée par l’estime de soi, la qualité de vie, la liberté de faire. L’échappée à des directives perçues comme aveugles. Une démarche néanmoins difficile à installer dès lors que l’on manque de disponibilité de temps, d’esprit, de moyens financiers pour subvenir au quotidien. Aussi pour ceux qui n’accèdent pas à l’estime d’eux-mêmes par le travail, le détachement par rapport au travail s’opère… Aujourd’hui il est beaucoup question de recherche du bonheur au travail. Si le discours s’installe et se construit progressivement, la réalité est tout autre. Même si les experts des risques psycho-sociaux pointent la nécessité d’agir conjointement sur la structure de l’entreprise, le management et l’individu, la réponse au mal-être est principalement individuelle : coach, bilan de compétences, sans prise en compte des autres paramètres. Pression individuelle et moins collective même si de parts et d’autres apparaissent dans certaines structures, des responsables du bonheur.
Anne BATTESTINI
Docteur en Sciences du Langage, Anne BATTESTINI a été enseignante-chercheure à (Université de Paris III et Paris XII) et directrice conseil au sein d’instituts d’études (Sorgem, A+A Healthcare, Ipsos Media). En 2010, elle a créé une offre d’études et de conseils indépendante : Iconics.biz.
Directement auprès d’annonceurs ou en partenariat avec des instituts d’études, régies publicitaires et agences media, elle conçoit et réalise des investigations qui cherchent à déceler ce qui créé aujourd’hui du sens et révèlent les freins et les leviers à l’adhésion d’un produit, d’un service, d’une marque.
Elle a depuis toujours à cœur de replacer l’humain au centre des problématiques. Ce qu’il ressent, ce qu’il pense, comment il se comporte, comment il se créé des quêtes, comment il se relie aux autres… et de quelles manières se construit son identité personnelle, sociale et culturelle.
En lire plus :
1 – Modèle de vie et légendes personnelles : entre pessimisme collectif et optimisme individuel
2 – sous le signe du lien, entre complexité individuelle et mixité sociale
3 – Le social et le besoin de solitude
4 – La société française sous l’œil des Français, les grands écarts