Dans le cadre de la quatrième soirée du parcours Cap 360°, sur le thème “construire du sens”, se sont tenus quelques échanges intéressants, en présence de Gilles Hériard Dubreuil et Pierre-Yves Gomez, tous deux co-initiateurs du Courant pour une écologie humaine.
Pierre-Yves Gomez : “le sens n’est pas un supplément d’âme. Il est au cœur même de l’intelligence humaine et donc au cœur de l’humanisation. Pour trouver du sens, soit on le construit socialement, soit on le cherche parce qu’on pense qu’il nous est donné. Le Courant pour une écologie humaine, à travers son manifeste, notamment, insiste sur l’importance de la dimension spirituelle de la personne. Cette dimension spirituelle de l’intelligence est une donnée fondamentale de l’anthropologie.”
Question : est-il possible de préciser la différence entre le sens construit et le sens donné, dont vous parlez dans votre vidéo ?
Pierre-Yves Gomez : pour expliciter le sens construit, nous pouvons prendre l’exemple de la théorie du genre. Le genre de l’être humain est-il un construit social qui émerge dans un contexte économique, politique, social, historique donné ? Ou est-ce un donné de nature, qu’il s’agit de découvrir et d’approfondir ?
Une réponse plus large est la différence entre le relativisme et la recherche de la vérité. Le relativisme suppose que la vérité est construite par le collectif, par la société et qu’elle évolue donc avec cette dernière. Il suffit de se mettre d’accord sur une chose pour qu’elle soit considérée comme vraie ou, du moins, acceptable. Le chercheur de vérité considère qu’elle est un donné de nature et qu’il faut trouver le sens des choses en allant chercher cette vérité.
Le sens comme construit social est, autre exemple, le sens de l’activité économique d’une entreprise : est-ce qu’on se met d’accord pour considérer que le sens est de faire du profit en réalisant telle ou telle opération ? Ou est-ce que l’on considère que le rôle d’une entreprise est le développement des personnes, la recherche du bien commun, etc. ?
Gilles Hériard-Dubreuil : pour compléter ce qui vient d’être dit, prenons le cas de l’artiste. L’artiste qui crée n’est jamais vraiment seul ; son acte de création implique un partage du sens avec d’autres. Il ne s’agit pas de la vérité ici mais aussi de cette dimension que partagent les humains qui est de construire ensemble du sens.
Pierres Yves Gomez : l’exemple de l’art peut être compris comme une construction collective du sens ; par exemple, les impressionnistes vont faire émerger une nouvelle façon de sentir la relation à la lumière. Mais l’art est aussi un moyen de découvrir un sens qui va bien au-delà du construit social. Il y a toute une réflexion dans le domaine artistique qui conduit à penser que l’art est très inscrit dans le religieux. C’est parce qu’il y a une recherche de l’au-delà que le poète, l’artiste, le peintre, va chercher une chose qui va au-delà de ce construit social. L’art est donc une bonne illustration de cette double possibilité de penser le sens : à la fois commun, collectif ET radical, transcendantal. Baudelaire, par exemple, est un grand poète, en quête d’un sens qui n’est justement pas un construit social – une façon de faire de la poésie – mais qui va chercher la réalité des choses au-delà de leur apparence et donc, leur sens profond.
Gilles Hériard-Dubreuil : la question du sens est plus large que cette notion de vrai et de faux. Prenons l’humour : lorsque l’on partage une blague, on construit du sens hors du “vrai/pas vrai” ; on pose un certain regard, on construit un sens spécifique sur une situation donnée et cela lie les personnes qui en bénéficient.”
Question : l’école peut-elle éduquer aux trois dimensions de l’intelligence ou est-ce le rôle privilégié des parents et de la famille ?
P-Y.G. : ces trois dimensions de l’intelligence sont en train d’être redécouvertes par la science aujourd’hui. Elles sont aussi vieilles que la philosophie, mais la science nous conduit à nous les réapproprier. Vous l’avez entendu dans la vidéo de Boris Cyrulnik : on peut aujourd’hui visualiser dans les zones du cerveau où se trouvent la dimension rationnelle, spirituelle ou émotionnelle de l’activité intelligente. Cela est relativement nouveau dans le paysage intellectuel, notamment pour la dimension spirituelle.
L’école va sans doute se l’approprier dans les prochaines années car c’est un apport des sciences cognitives dont on ne peut pas se passer. Cependant, c’est dès aujourd’hui le rôle des parents : avec leurs mots, ils doivent rappeler ou apprendre à leurs enfants que leur intelligence n’est pas que rationnelle, ou qu’émotionnelle : elle aussi spirituelle. Ils sont intelligents parce qu’ils sont capables d’être logiques, de ressentir ce que l’autre ressent et, aussi, de donner du sens à ce qu’ils font.
Question : de même que nous n’existons pas tous seuls, pouvons-nous accueillir le sens donné par une transcendance sans tenir compte du sens construit par la société ?
P-Y.G. : non, évidemment ! Prenons l’exemple suivant : en physique, je peux accueillir le sens de ce qui m’est donné à expérimenter, à la fois en tenant compte de toutes les expériences menées par les autres scientifiques, de tout ce que la société m’autorise à faire dans mon laboratoire, etc. Mais je peux aussi accueillir le sens qui est donné par la nature / les lois de la nature et c’est ce sens-là que je vais chercher.
Donc, le sens donné de manière transcendantale, par la nature, par Dieu… est évidemment accueilli, interprété, dans un contexte social : la physique d’aujourd’hui n’est pas la physique du 15° siècle et pourtant, les lois de la physique sont les mêmes. La question se pose pour toutes les recherches de sens : comment articuler le sens qui nous est donné avec notre capacité à le recevoir compte-tenu de la situation culturelle dans laquelle nous sommes plongés et qui nous donne les moyens – ou non – (mots / concepts) pour accueillir ce sens ?
Donc il y a bien les deux qui s’interconnectent, mais ce n’est pas la même chose de dire qu’il n’y a que du construit ou de dire que le construit permet, ou non, d’accueillir un sens transcendantal. Ce sont deux manières de penser la science, notre rapport au monde, notre rapport à l’écologie…
Question : y a-t-il une civilisation qui existe (ou a existé) sans aucune forme de spiritualité ?
P-Y.G. : cela signifierait une société qui existe ou aurait existé sans aucune forme de recherche de sens. Les sciences cognitives montrent que la dimension spirituelle est l’une des dimensions de l’intelligence : il est donc possible qu’il y ait des civilisations ayant complètement atrophié leur dimension spirituelle, mais qu’un être humain – et donc, de manière plus générale, une civilisation – puisse subsister sans s’interroger sur le sens et donc sans avoir un minimum d’intelligence spirituelle, je vois mal comment c’est possible.
Gilles Hériard-Dubreuil : l’intelligence spirituelle est une ressource pour l’humanité qui a des conséquences extrêmement concrètes sur sa manière d’interagir avec son environnement. Pourquoi une civilisation se serait-elle coupée de cela ?