Pierre-Yves Gomez, économiste et co-intiateur du Courant pour une écologie humaine, propose quelques critères de discernement, tirés de l’écologie humaine, pour choisir les progrès de notre société.
Nous sommes tous pour le progrès
“Notre monde change, on le sait. Il est bouleversé démographiquement, économiquement, technologiquement, géopolitiquement. Nous sommes dans une période de grands bouleversements, comme il y en a dans l’histoire. Ce qui est caractéristique notre période est le fait que notre temps se définit comme un temps qui bouge ; le progrès est définit comme le sens de notre vivre ensemble, l’essence de notre société. Cela est relativement nouveau et même perturbant : tout change, et tout ce qui change est considéré comme positif… et pourtant, on assiste à des drames, des catastrophes, de grandes erreurs dans les choix accomplis par les générations précédentes ou les politiques ou les entreprises. Il s’agit donc de se poser la question « au nom de quoi peut-on dire que cette évolution est un progrès ? ».
Toute évolution, tout changement, n’est pas un progrès. Il y a un progrès si – selon des critères clairs, établis, discutés, controversés peut-être – la société, après la décision prise, est meilleure sur tel ou tel point. Il y a progrès si on discerne effectivement l’avancée préalablement définie par les bouleversements mis en œuvre.
On a donc une sorte de pathologie du progrès que l’on va appeler “le progressisme”. C’est une sorte de croyance selon laquelle le changement est nécessairement du progrès. Nous avons tous à nous corriger de cette « pathologie » sociale car l’expérience montre depuis un siècle que tout ce qui a changé n’a pas nécessairement constitué un progrès. On peut, par exemple, regarder les impacts écologiques considérables dues aux décisions prises sans discernement parce que la technologie et les nouvelles énergies étaient des progrès.
Nous sommes tous pour le progrès. Nous sommes tous des artisans mus par le goût du progrès. Il s’agit de prendre du recul et mieux détecter ceux qui discernent ce qui est réellement du progrès de ceux qui sont pris par le délire du progrès et qui n’ont plus le discernement pour savoir si les transformations sont réellement du progrès.
C’est pourquoi je vous propose trois critères, issus de l’écologie humaine, pour essayer de discerner ce qui peut être évalué comme du progrès dans les décisions que l’on prend concernant la vie, l’économie, la technologie et la politique.
Trois critères de discernement pour bien transformer
Le premier des critères est d’avoir une « écologie de la transformation ». Si l’on prend une décision dans un monde complexe où tout est relié (ne serait-ce que par l’information et les flux), cela aura des conséquences ailleurs. Le premier critère est donc de prendre conscience que tout est lié. Une décision apportera du progrès à la société si on évalue les conséquences locale mais aussi plus lointaine de la décision que l’on prend. Une décision sur le mariage, par exemple, n’a pas uniquement des conséquences sur la sociologie du mariage. Cela peut avoir des conséquences sur la démographie, sur l’économie du mariage… des conséquences beaucoup plus vastes que ce que l’on peut imaginer de prime abord.
Le premier critère pose donc la question de notre capacité à faire le lien entre les choses. L’humain est au centre et est le facteur le plus intéressant pour un être humain. Mais l’écologie (oikos= notre maison) est commune et ce qui se passe dans une pièce de la maison peut jouer sur toute la maison. Acquerrons le sens de ce « tout est lié », soit la prudence qui consiste – avant de s’enthousiasmer pour une nouvelle norme, décision, avancée – à mesurer les conséquences qu’une transformation peut avoir tant positives que négatives pour notre maison commune.
Deuxième critère : on ne peut progresser que si on sait conserver. Lorsque l’on prend une décision qui bouleverse, qui change, qui fait évoluer, avec cette intention de progresser, il faut nécessairement se poser la question de ce que l’on doit conserver pour pouvoir progresser. Qu’est-ce qui est absolument indispensable à conserver dans cette société pour pouvoir la rendre meilleure, plus belle, plus juste, plus accueillante ?
C’est naïf et dangereux de ne s’intéresser qu’à une partie du problème (changement / l’avancée) sans se poser la question immédiate de ce qu’il faut que nous conservions pour que cela puisse changer. Ce deuxième critère est un critère de vie. Le seul objet qui ne fait que changer sans se conserver est le cadavre : il se dissout. Mais la vie propose toujours une part de conservation qui permet une part de transformation, d’évolution.
Voilà donc le deuxième critère : savoir conserver, un grand principe de l’écologie humaine car ce qui se passe aujourd’hui est relié à ce qui se passait avant et ce qui va se passer après. Tout est lié dans l’espace et dans le temps.
Enfin, le troisième critère, en lien avec les deux premiers, est le critère de la séquence dans le temps. On a tendance à dire lorsque l’on change, il y a nécessairement un progrès ; que ce qui était avant est archaïque, obsolète, dépassé. On a donc tendance à présenter l’évolution de manière linéaire, comme s’il y avait des choses à faire disparaître définitivement et des choses nouvelles qui transformeraient tout. Or, ce n’est pas comme cela que ça se passe ni dans notre vie ni dans la vie sociale. Ce qui disparaît laisse malgré tout des traces : des souvenirs, des blessures, une mémoire… La transformation des sociétés ou des êtres n’est pas linéaires mais se fait par strates cumulatives. On hérite de notre passé, de notre enfance, de notre adolescence, de ce qui s’est passé dans notre vie et même si l’on change, si l’on progresse, si l’on se transforme, c’est toujours par accumulation. Il faut, bien sûr, se débarrasser de certaines choses, mais une partie de nous-même et de notre société se construira par accumulation.
D’où ce dernier critère : qu’est-ce qui, dans ce qui va se transformer, va continuer à alimenter notre souvenir, notre mémoire collective, nos pratiques… Prenons un exemple historique : la révolution française. On en pense ce que l’on veut, reste qu’elle s’est imprégnée dans notre imaginaire collectif. Comme la royauté s’est imprégnée. Nous avons donc accumulés des strates. Aujourd’hui, dans ce que nous vivons aujourd’hui, nous héritons de cela. Soyons conscient du fait que nous sommes toujours en héritage. Et soyons-en bon gestionnaire.
Nous avons donc nos trois critères tirés de l’écologie humaine qui rappelle que tout est lié : on ne peut pas isoler un problème de son contexte et on ne peut pas isoler un problème des structures qui le relient a d’autres problèmes. Nous sommes dans un monde commun. Nous avons à choisir entre transformer et conserver mais nous savons que lorsque nous transformerons, il faudra toujours conserver quelque chose.
Progressisme ou conservatisme ?
Ces trois critères nous amènent à refuser deux attitudes : le progressisme et le conservatisme. Le progressisme étant l’illusion naïve stipulant que le changement se suffit à lui-même pour dire “c’est mieux en changeant”. Il peut apporter un mieux localement mais remettre en cause d’autres espaces de la vie sociale…
Le conservatisme est le fait de se dire que rien ne doit changer car l’on connaissait la société avant et tout ce qui change la remettrait en cause. La vie, c’est l’adaptation. Nous devons être pour le progrès lorsque l’on est pour la vie. Défendre la vie est défendre l’adaptation de la vie, donc le progrès, et évidemment la conservation, l’héritage.
Alors, prudence !
On devient vraiment homme ou femme de progrès lorsque l’on tient compte de ce qu’est véritablement le progrès selon ces trois critères.
Il faut donc reprendre en main cette notion de progrès à partir de la notion de prudence. La prudence est une vertu politique qui consiste à évaluer les choses avec le temps nécessaire pour peser, mesurer, mettre en relation les choses – ce qui est lié dans l’espace et ce qui est lié dans le temps – et appliquer ce principe d’écologie humaine : produire un monde qui s’adapte, donc en progrès, mais un monde pour tout l’homme et pour tous les hommes.”