Sortir de l’individualisme intégral par la coopération

26 Fév, 2018 | Form'action Cap 360

Gilles le Cardinal est professeur émérite en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Technologie de Compiègne (UTC). Dans le cadre du parcours Cap 360°,  il livre sa réflexion issue de la soirée sur le thème « donner et échanger ».

“Réfléchir à ce qui tient ensemble les êtres humains, qui semblent faits pour vivre en relation les uns avec les autres, apparaît indispensable pour faire face aux défis de notre génération : gestion de la planète, prévention des conflits et des catastrophes naturelles. Ouvrir notre regard sur l’évolution des conceptions du monde depuis les civilisations primitives jusqu’à aujourd’hui est éclairant pour comprendre les évolutions constatées et faire nos choix de société.

Sociétés primitives : le groupe avant tout

Dans les sociétés primitives, la logique d’intégration dans son propre groupe et d’interactions avec les groupes voisins consiste au triptyque « Donner, Recevoir, Rendre », qui assure des relations pacifiques. Cette solution apparemment bénéfique possède en son sein un risque d’emballement : donner plus que l’autre pour prouver sa supériorité, comme l’a montré le sociologue Marcel Mauss. Chacun ne peut vivre que comme membre fondu dans le tout. Son identité est entièrement définie par son appartenance au groupe, en suivant sa logique, ses règles, ses rituels et ses croyances. Les places dans la société sont déterminées d’avance de façon définitive (castes, statuts…) pour qu’il n’y ait pas de jalousie, ou pour éviter le désir mimétique (cf René Girard), car convoiter la place de l’autre, source de toutes les violences, devient ainsi complètement impossible.

En cas de conflit, le risque de violence est si grand avec la victoire du plus fort, et les dégâts (destructions, morts) si importants, que le groupe a inventé la technique de désignation d’un bouc émissaire pour rétablir la paix. Cela oriente la violence sur celui que l’on accuse d’être à l’origine de tous les problèmes, ce qui justifie de le sacrifier (Sacer facerer, faire du sacré), et apaise, pour un temps, les tensions.  Ainsi s’explique, pour René Girard, l’émergence du sacré constatée dans toutes les parties du monde primitif.

Ère chrétienne : apporter au groupe ses qualités spécifiques

Selon Pierre-Yves Gomez, le christianisme introduit une nouveauté absolue en proposant une nouvelle logique, radicalement différente, pour réguler les relations humaines : « Recevoir, donner, pardonner ».

Avec ce nouveau triptyque émerge la notion de personne qui a une identité singulière mais toujours rattachée à un groupe. Pour stabiliser le vivre ensemble, chaque personne, reconnue dans son unicité, est appelée à considérer le fait de vivre et de vivre en société, comme un don reçu. Cela implique de redonner au groupe ce qui fait sa qualité spécifique. L’identité de la personne est composée de sa lignée, de son histoire, de son appartenance à un groupe social, mais aussi de ses choix et services rendus à la société (travail, engagements, solidarité…). Pour résoudre les conflits, le bouc émissaire et les sacrifices sont remplacés par le pardon des offenses. Ceci est une véritable révolution qui implique de renoncer à la vengeance et permet de mettre fin au cycle de la violence. L’offensé et l’offenseur sont d’un même coup libéré.

Recevoir, attitude première, implique l’humilité de reconnaître les dons reçus (vie, connaissances, éducation…). Reconnaître les dons reçus entraîne la responsabilité de rendre ce qui a été reçu, en mettant ses compétences au service de la société. Se mettre au service des autres devient une exigence morale, un moyen de construire son identité propre et de donner un sens à sa vie. Le don est donc structurant des relations sociales et la source de bienveillance et de fraternité, avec la conscience accrue d’appartenir, en tant que personne, à la communauté humaine.

Société de l’individualisme intégral : désirer sans limite

La philosophie des lumières va mettre au jour la notion d’individu. Nouvel élément de base de la société, indépendant d’elle, la qualité essentielle de l’individu est sa liberté. Dans cette société, c’est à l’État de faire face aux problèmes que posent les inégalités et de régler les conflits et les injustices. Le don devient marginal et accessoire, laissé au bon vouloir de la liberté de chacun. Le don n’est donc plus à l’origine du lien communautaire qui est tout entier dans le contrat citoyen : des représentants des individus sont élus pour voter les lois de la société. La démocratie représentative prend en charge l’usage de la force et de la justice, les deux façons régaliennes de régler les conflits. L’individualisme se développe, chacun cherchant à maximiser son profit dans le cadre des lois et se déchargeant sur l’état des besoins liés à la solidarité.

Aujourd’hui, l’individualisme, poussé à l’extrême par les désirs sans limite des êtres humains (Hubris, la démesure), rencontre des difficultés et des contradictions fondamentales. Les inégalités deviennent si monstrueuses qu’elles atteignent un niveau inacceptable pour les peuples. Ce qui est optimal pour un individu ne l’est pas pour le groupe et se fait, le plus souvent au détriment des autres, et principalement des plus démunis. La raison fondamentale de l’échec de l’individualisme est la complexité du monde : tout est lié. Les interactions fortes dans lesquelles nous sommes engagés nécessitent de tenir compte de ce qui advient à d’autres échelles spatiales et temporelles – à l’environnement, notamment, sous peine de graves conséquences. Personne ne peut raisonner aujourd’hui comme s’il pouvait maximiser son revenu sans tenir compte des conséquences de ces choix sur les autres, sur leur liberté et sur leur revenu.

Construire aujourd’hui : oser la coopération

Pour se protéger, l’individualisme construit des murs et empêche rencontres et dépendance aux autres. Une nouvelle étape est donc à franchir pour élever des ponts qui favorisent les rencontres. Cela peut se traduire par la refondation de la démocratie, en prenant mieux en compte la complexité. La coopération est indissociable de la complexité ; l’individualisme est clairement contre-productif à long terme, en situation complexe. Or, le principe responsabilité, tel qu’il est promu par Hans Jonas, implique que toute décision responsable tienne compte de toutes ses conséquences possibles à court, moyen et long terme.

Cela implique aussi de passer autant de temps, d’efforts et de compétences à choisir les moyens et stratégies pour atteindre les résultats souhaités que pour chercher à anticiper les dangers possibles que comportent les conséquences de l’utilisation de ces moyen et stratégies à long terme. Tout étant lié, il est possible que déviances et effets pervers apparaissent et ruinent les efforts entrepris avec les meilleures intentions du monde.

Une autre raison confirme la faillite de l’individualisme intégral : le besoin fondamental de chaque personne de trouver du sens à sa vie, à son action familiale, sociale et professionnelle. Or, l’échange marchand laisse le client et le fournisseur quitte, sans lien nouveau, sans besoin de recevoir, de donner ni de rendre. Le lien producteur-consommateur est complètement coupé par les intermédiaires qui ne s’intéressent qu’au profit issus des interactions. Le « Bénéfice » qui vient de la racine « Bienfait », est réduit à la seule dimension économique, la notion de « Valeur », au départ « source de vie », est réduit à sa dimension financière. Comme le montre Patrick Viveret, le langage a pris acte de la simplification des notions qui fondent notre société : Liberté, Égalité, Autonomie, Bénéfice, Valeur, et a oublié celle de Fraternité.

Or, c’est dans le don de nos compétences uniques – que nous sommes responsables de développer – que notre vie prend du sens en devenant féconde. La fécondité (= ce qui devient source de vie et de sens) ne se produit que dans l’association de compétences et de dons, de professionnalisme et du bénévolat, d’échanges marchands et de gratuité, dit Jean Vanier. La compétence, agissant seule, peut être efficace ou même efficiente dans les problèmes compliqués : elle permet d’atteindre l’objectif visé de façon plus ou moins astucieuse. La fécondité est d’une autre nature, une sorte de corne d’abondance. C’est dans les problèmes complexes, lorsque les relations deviennent primordiales, que la combinaison de la compétence et de la coopération produit non seulement le résultat attendu mais 30­, 60, 100 fois plus que prévu. La coopération, qui est la seule façon rationnelle de faire face à la complexité des relations, est aussi source de confiance. La coopération est curieusement stabilisée en retour par la confiance qu’elle a elle-même créée.

Coopérer durablement : quelques règles

Il existe des règles de coopération durable qui ne sont malheureusement ni clairement identifiées ni enseignées et qu’il est donc urgent de promouvoir :

  • Primo : reconnaître notre incapacité à faire face seul à la complexité et la nécessité de tenir compte des autres en coopérant avec eux, ce qui implique le dépassement de l’individualisme.
  • Deuxio : identifier ensemble un bien commun et une finalité commune qui seront le ciment de la coopération et auxquels il faudra revenir en cas de difficultés.
  • Tertio : écouter les objectifs des différentes parties avec lesquelles nous sommes en interaction, de manière à pouvoir les aider, si nous le pouvons, à atteindre leurs objectifs et donc, aussi, de manière à ce que les autres se conduisent de manière à nous aider, s’ils le peuvent, à atteindre les nôtres. C’est alors que s’instaure une attitude d’entraide généralisée où chacun met ses compétences au service de tous.
  • Quarto : échanger les informations dont je dispose seul et dont les autres ont besoin, renonçant ainsi au bénéfice d’en être le seul détenteur.
  • Quinto : construire ensemble une représentation de la situation décrivant le mieux possible la nature et la multiplicité de nos interactions. En effet, si chacun garde sa représentation de la situation, forcément partielle et donc partiale, les comportements issus de ces différentes représentations risquent fort d’être incompatibles, car oublieux de la représentation des autres. Seules les décisions, issues d’une délibération commune conduisant à une représentation commune et complexe de la situation, déboucheront sur des solutions satisfaisantes pour toutes les parties en interactions.

Voici la culture qu’il nous faut maintenant construire dès l’école pour que les générations futures puissent mettre en place des organisations coopérantes susceptibles de faire face à la complexité, de répondre au besoin fondamental de sens et de construire un vivre ensemble harmonieux dans une société complexe.”

 

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