À l’occasion de la sixième soirée de la Form’action Cap 360°, sur le thème “Construire l’unité”, Pierre-Yves Gomez et Tugdual Derville, co-initiateurs du Courant pour une écologie humaine, répondent aux questions des équipes.
Pierre-Yves Gomez : “Nous nous posons la question de comment et pourquoi faire l’unité. Il ne peut y avoir d’unité que dans un environnement qui permet à chacun d’entrer en relation avec les autres.
Il y a de bonnes et de mauvaises façons de faire l’unité ; la bonne façon est de se donner un projet positif, au service du bien commun. On va s’unifier par ce projet. La mauvaise façon est de se donner un mauvais projet, qui détruit la planète, qui produit du mal, qui ne fait pas grandir les personnes ; ou se fortifier, dépasser les violences internes d’une société en désignant un bouc émissaire et en focalisant la violence de la société sur ce dernier. Et cela crée l’unité.
La question de l’unité est très importante pour construire la société. Mais il faut être attentif : les raisons de notre unité peuvent nous conduire soudainement à davantage de drames. Face à cette situation, il y a ceux qui croient que si le malheur du monde s’arrêtait, alors nous serions naturellement unis : ce n’est évidemment pas si simple anthropologiquement. Et il y a ceux qui vont « laisser tomber » et dire que tous les groupes humains sont potentiellement violents, orientés par de mauvais projets. Ces personnes vont donc encourager l’individualisme le plus radical…
La bonne solution est celle de l’écologie humaine : considérer avec respect toutes les tentatives, les efforts pour créer de l’unité, avec intelligence et patience, pour que cette unité soit fondée sur le bonheur de tout homme et de tous les hommes.
L’unité vraie est l’unité qui compose et reconnait les différences, le fait que l’on ne soit pas tous pareils. Une unité se fondant contre les différences est néfaste. Cette absence de différence peut donc être un critère de discernement dans l’unité que nous souhaitons bâtir.
L’unité est nécessaire, mais pas si simple à construire. Nous nous honorons en la cherchant avec discernement et patience.”
Question : dans le cas d’une unification d’un groupe, d’une société, à travers un bouc émissaire, si l’on élimine ce dernier, n’y a-t-il pas un risque de conflit ?
Pierre-Yves Gomez : on entre dans la théorie de René Girard. Le bouc émissaire est effectivement exclu ou tué : le groupe a été soudé contre lui et il est aussi soudé par son sacrifice. René Girard explique la naissance des religions comme des institutions qui permettent de rappeler le sacrifice initial et donc de ressouder la société, la communauté, en mémoire du sacrifice. C’est pour cela que l’on sacrifie des bêtes, etc. et que l’on renouvelle des sacrifices. Le fait d’exclure, de tuer, le bouc émissaire ne remet pas en scelle la violence. Au contraire, ça la transcende tant que la communauté reste religieuse, c’est-à-dire soudée par le sacrifice qui rappelle l’exclusion du bouc émissaire. Le grand apport de René Girard est de montrer que le christianisme est la seule religion où il n’y a pas de sacrifice puisque dans ce cadre, Dieu lui-même se donne comme bouc émissaire et démonte ainsi toute la logique de la violence et de l’exclusion du bouc émissaire ; Il interdit à jamais tous les sacrifices car le seul sacrifice possible est celui du Christ.
Question : l’avancée dans une action qui satisfait à la fois les aspirations individuelles et le bien commun n’est-elle pas naturellement vouée au conflit et donc à l’expression de la violence ?
Tugdual Derville : imaginons une famille qui décide d’une activité, l’après-midi d’un jour de vacances, au bord de la mer. Dans ce cadre, il s’agit d’arbitrer entre des désirs qui sont parfois contradictoires entre ceux du père, de la mère, des adolescents, etc. Cela aboutit d’ailleurs parfois à quelques explosions ! Mais bien souvent aussi, de manière rituelle, on arrive à vivre des événements ensemble, en conciliant les différences tout en maintenant l’unité. C’est la fameuse “unité dans la diversité” : chacun peut rester lui-même dans une action collective. Cette famille va donc vivre qui, de la pêche, du surf, de la baignade, de la bronzette… Même avec ces activités différenciées, elle aura vécu quelque chose ensemble.
PYG : ajoutons que, si dans les aspirations individuelles, il n’y a aucune envie de fonder le bien commun, alors, c’est l’explosion. Dans l’exemple de Tugdual, cette famille peut vivre les différences de chacun mais dans la mesure où chacun veut continuer à vivre en famille : le bien commun est donc une des dimensions de cette aspiration. Ce qui est difficile et dangereux dans la société individualiste, c’est lorsqu’on n’intègre pas comme une aspiration légitime le fait de contribuer au bien commun. Parce qu’alors, il n’y a pas de lieu pour l’unité. Les aspirations individuelles qui seraient parfaitement égoïstes s’opposent effectivement au bien commun et génèrent de la violence.
TD : comment créer une unité non factice, non “sacrificielle” ? Parfois, on trouve des personnes se sacrifiant pour la communauté au risque de ne plus y exister, d’être comme désincarnées. Parfois, les femmes le font spontanément, au risque de n’exister dans cette communauté que par leur sacrifice – qui n’est pas forcément gratifiant ni pour elles-mêmes, ni pour les autres – sans en tirer une généralité, bien sûr. Or, une des façons de vivre dans une unité non factice est que chacun puisse exprimer ses désirs pour ensuite, ensemble, prendre une décision, chacun selon l’autorité qui lui échoit. C’est extrêmement important que le souci du bien commun, qui réunit ceux qui ont l’intention de continuer à cheminer ensemble, passe par le fait d’écouter avec respects les désirs, parfois apparemment contradictoires, des uns et des autres. C’est comme cela que l’unité peut se faire sans écraser qui que ce soit.
Question : comment réussir l’unité sur un sujet d’actualité brûlant, comme celui de la bioéthique (GPA, euthanasie, etc.) ? Comment construire l’unité autour de ce type de sujet ?
TD : René Girard exprime que le sacrifice du bouc émissaire ne fonctionne plus quand il y a une prise de recul par rapport à lui. Lorsque l’on se rend compte que l’on est en train de « jouer » un « rite de violence » mimétique qui exclut le bouc émissaire. On peut penser aux fœtus atteints de Trisomie 21, exclus pour pacifier la souffrance qu’ils provoquent. C’est une paix factice qui se fait au prix d’une très grave injustice. On pacifie une société qui exclut les plus fragiles de ses membres, et derrière la question de la PMA, il y a une forme de sacrifice de l’intérêt supérieur de l’enfant au profit des adultes et des forts. L’objectif n’est pas d’éviter les conflits et les controverses, pour ne pas risquer d’idolâtrer une unité factice au détriment de la justice pour tous. Le but en soi n’est donc pas d’éviter le conflit mais de souligner l’injustice, quitte à assumer le conflit.
PYG : c’est une question difficile. Nous rêvons tous de cette unité et souvent, on la place en premier dans l’action politique. Le premier devoir est de pacifier et de créer l’unité. Or, pacifier dans l’injustice, ce n’est pas pacifier. C’est éventuellement éteindre une violence immédiate mais c’est créer une plus grande pour demain. Une véritable pacification nécessite la justice. Il n’y pas de justice sans paix ni de paix sans justice. Les deux sont liés. Donc notre « passion » pour l’unité, le fait de la placer en premier lieu, en première intention de l’action politique, peut nous jouer des tours. Il y a des moments où le conflit est nécessaire. Pour répondre de manière paradoxale à la question posée, tous ces sujets bioéthiques sont justement le lieu de l’unité ! Parce que nous allons nous affronter avec des avis différents. Et si une unité doit se constituer, elle doit se constituer à partir de ces différences. Il y aura effectivement une phase de conflit, d’opposition qu’il faut assumer. Je réagis aussi sur ce que vient de dire Tugdual : je ne pense pas que les fœtus soient des boucs émissaires. Ils sont plutôt des victimes. Les boucs émissaires sont ceux qui vont défendre les fœtus. Ce sont leurs voix qui vont être falsifiées, ridiculisées publiquement, etc.
Question : comment comprendre la persistance des guerres, ou la menace de celles-ci depuis le début de l’histoire humaine ? Est-ce ce besoin d’unité qui nécessite un bouc émissaire collectif ou est-ce simplement lié à l’absence de bien commun ?
PYG : c’est très juste de dire qu’il y a une persistance des guerres et des conflits et que cela continuera parce qu’il y a des raisons anthropologiques à l’existence des conflits (désir mimétique, envie réciproque…). Pour les dépasser, l’unique solution est le bien commun. Si nous n’intégrons pas dans nos désirs de réalisation de nous-mêmes le fait que les autres se réalisent aussi, alors il ne peut y avoir que conflit ou unité dans la violence. La seule unité possible sera donc mécanique, avec cette fusion autour de la désignation d’un bouc émissaire sacrifié. Pour discerner une unité vraie, cela ne peut passer que par le discernement du bien commun. Comme exemple, on peut citer certains européens qui, après la guerre, ont constitué la communauté du charbon et de l’acier. Ces ressources, stratégiques à cette période, se trouvaient sur la frontière franco-allemande. Plutôt que de continuer à gérer les conflits qui en découlaient, ils ont choisi de mettre en commun ces ressources. Ce discernement a permis de constituer l’unité de l’Europe de l’époque, à qui a été déléguée la gestion de cette ressource commune. Le projet initial était un projet de bien commun, au-delà des intérêts individuels.
TD : sans doute faut-il que nous prenions garde à l’unité décrétée de manière totalitaire. Cette fausse unité décrétée par quelqu’un qui peut avoir un très fort charisme, une autorité mal ajustée, un pouvoir sur les autres. Il va clamer un « tous ensemble, tous ensemble, tous ! » qui va écraser la diversité. On sera alors sur une fausse unité. Et souvent, par envie de tranquillité, ou par culpabilité mal ajustée, on se précipite vers de fausses unités au lieu d’assumer l’effort de construire, de bâtir, l’unité ou la paix de manière plus vraie, plus profonde. Et dans nos relations inter-personnelles, dans nos groupes, dans nos équipes, il peut y avoir des disputes qui permettent finalement d’être plus en vérité dans ce que sont les uns et les autres ; chacun y trouve son compte. C’est un effort à faire pour obtenir cette unité vraie plutôt que de se laisser décréter, ou de décréter pour les autres, une unité factice.
Question : le bien commun est-il universel ou attaché à chacune des sociétés politiques ?
PYG : le bien commun est un principe d’action. Il n’y a pas de définition de ce qu’est le bien commun. Le bien commun se cherche. La famille que nous avons pris en exemple plus tôt : je ne sais pas ce qu’est son bien commun en soi. Mais en discutant, en s’écoutant, se respectant, en cherchant le bien de chacun et de tous, alors se réalise le bien commun. Le bien commun n’est pas une série de préceptes mais une démarche qui conduit à respecter le bien de chacun et le bien de tous. Et avoir dans ses intentions propres le goût de la communauté, du groupe. Donc, le bien commun peut changer selon les époques, les moments, les lieux…
TD : si le bien commun est un principe d’action, il demeure des lois morales universelles qui, elles, sont anthropologiquement réelles, comme inscrites dans la conscience de chaque personne, et qui ont un caractère universel. L’attrait vers le bien, le beau, le vrai, par exemple, est inscrit chez chaque personne. Chaque être humain est naturellement épris de cette recherche de bien commun qui demeurera le moteur positif et créatif de son insertion dans la société.
PYG : effectivement ! Tout ce que nous disons n’a de sens que si nous croyons que le désir du bien est inscrit dans chaque personne. La pire chose qu’il puisse arriver est que nous n’arrivions pas à trouver le chemin du bien qui est inscrit en nous. Si on ne fait pas cette hypothèse, il est très compliquer de penser le bien commun, voire même la société tout simplement. Si je n’ai pas le souci du bien du groupe qui m’accueille, je ne pourrai pas trouver notre bien. C’est en ce sens qu’en chaque personne, il y a nécessité de chercher le bien commun. Le bien commun est donc une dimension du bien. Il est impossible de penser à son bien sans penser au bien des autres, et donc au bien commun.
Question : l’introduction de la vidéo se terminait par « Nous sommes écologiquement, biologiquement, politiquement solidaires, c’est indéniable, mais de quelle solidarité parlons-nous ? Quel corps social souhaitons-nous former ? ». Pouvez-vous répondre à cette question ?
PYG : il y a un sens à la solidarité qui se rapporte à la bienveillance, au gout de l’autre mais on peut aussi parler de solidarité comme la solidarité de charpentes, pour donner un exemple. Si une poutre craque, les autres vont également tomber. Nous sommes donc dépendants les uns des autres et tout l’enjeu est que ce soit cette dépendance positive qui contribue au bien de chacun et de tous et non pas une dépendance négative, c’est-à-dire l’élimination des uns par les autres.