Lors du week-end national 2018 du CEH, Pierre-Yves Gomez, économiste et co-initiateur du CEH, a mis le doigt sur quelques impasses de notre société moderne et post-moderne. Ci-dessous, un extrait de cette conférence passionnante : va-t-on vers plus de progrès ?
Pierre-Yves Gomez : “Qu’est ce qui rend nécessaire de travailler sur l’écologie humaine aujourd’hui ? Une certaine situation de notre histoire occidentale. Si l’on est appelé à agir, à militer, pour une écologie humaine, c’est que quelque chose est en jeu concernant l’Homme et l’humanité, en tant que genre humain et corps social que nous formons.
Cet exposé va tenter de présenter ce qui est en crise dans l’humanité actuelle et qui nécessite non seulement l’écologie humaine mais qui explique les trois dimensions du Courant pour une écologie humaine que sont la bienveillance, le commun et la vulnérabilité ainsi que la nécessité d’être au service de tout l’homme et de tous les hommes.
On a déjà entendu que la société est en crise, etc. Ce n’est pas le sujet que je veux aborder. Je veux montrer qu’il existe un délitement de la modernité et que ce délitement est naturel. Nous sommes dans une période où cette société se délite et où une nouvelle société est en train d’émerger. L’écologie humaine essaye de participer à l’émergence d’une nouvelle société en réfléchissant au progrès, à la suite. Or, nous assistons à un réflexe hyper-conservateur de la société moderne pour continuer à exister.
Progressons-nous ?
On a tous en tête l’idée que la société progresse. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? D’où vient cette idée et sommes-nous si sûrs que ce soit vrai ?
On peut lire l’histoire de l’être humain comme un lent progrès depuis 10 000 ans, où l’on passe de l’être préhistorique, ignare, hirsute et malodorant à l’homme moderne, cultivé, propre… Vous avez peut-être en tête cette image très connue où l’on voit l’Homme qui se lève, jusqu’à l’homo erectus. Et cette image véhicule comme une évidence l’idée qu’il y a un très long progrès de l’humanité depuis l’origine. Et ce progrès est continu et se traduit en particulier par l’émancipation de la personne par rapport au groupe. L’homme préhistorique était pris dans la horde primitive et petit à petit, il va prendre conscience de lui-même, jusqu’à arriver à l’homme moderne qui est l’homme émancipé, rationnel, réflexif… l’Homme de la société dans laquelle nous vivons.
Cela est valable depuis l’origine et l’on passe lentement mais sûrement de la communauté un peu « fusionnelle » (le groupe, la horde) à la société où l’on est citoyen, en relation contractuelle avec les autres, distanciée par rapport aux autres. Voilà quelle est censée être la grande Histoire de la civilisation humaine, sur des siècles, des millénaires.
L’être humain se caractériserait par cette capacité à s’émanciper de la communauté pour devenir un citoyen, un être libre. La tendance est linéaire. Il peut y avoir des ruptures qui remettent la horde au centre de la société mais ensuite, l’être humain retrouverait ce chemin linéaire d’émancipation…
L’homme émancipé à partir du XVIII siècle
Cette idée commence à naître au XVIIIème siècle et s’impose au XIXème siècle, avec, notamment, le mouvement du scientisme et l’émergence des sciences sociales, dont la naissance de la sociologie (la science de la société) autour d’Auguste Comte. Et très rapidement (entre 1860 et 1900), la sociologie va imposer l’idée qu’il faut opposer le concept de communauté à celle de société et que l’Homme moderne est l’Homme de la société et l’Homme ancien celui de la communauté, c’est-à-dire du groupe. Le grand auteur de cette distinction, très cité en sociologie, est l’Allemand Ferdinand Tönnies ; son œuvre porte sur cette distinction. En France, c’est Durkheim (après Auguste Comte) puis, un peu plus tard, Marcel Mauss, grand théoricien de la communauté selon lui dépassée.
La société qui naît donc au XVIIIème siècle, que l’on appelle la modernité, va imposer l’idée qu’elle triomphe parce qu’elle impose l’idée que l’ancien individu, totalement associé au groupe, est perdu et que la modernité réside dans l’émancipation. Kant dit que l’on passe de la société de l’enfant à la société de l’âge adulte. Soudain, l’être humain se dégage du groupe.
La sociologie va alors s’imposer comme la science expliquante. Son objectif est de comprendre les déterminismes sociaux pour pouvoir s’en émanciper.
À la suite de la modernité arrive la postmodernité, qui apparaît à partir des années 1950. Il ne s’agit pas d’une nouvelle conception : elle se contente de poursuivre la précédente jusqu’à ses limites ; une société encore plus individualiste avec plus d’émancipation et de refus du groupe et de tout type de communauté.
Idéologie ou essence même de l’homme ?
Cette thèse du progrès, de l’émancipation, est-elle justifiée ? A-t-on imposé idéologiquement une représentation de l’Homme ?
Cette thèse est clairement inscrite dans l’espace et dans le temps. Au moment où l’Occident impose sa domination sur le monde, c’est une thèse de « l’Occidental blanc conquérant » qui impose l’idée qu’il porte lui-même le progrès. Il impose ses normes, sa façon de vivre, etc.
Il y a beaucoup d’études sur la pensée postcoloniale où l’on réfléchit à comment l’on a construit notre société à partir d’idéologies qui servaient la domination occidentale. Cette thèse n’est fondée nulle part ailleurs qu’en Occident au XVIIIème siècle. Elle n’est pas fondée en Asie, ni en Amérique, ni dans les sociétés traditionnelles où l’on pense, au contraire, que les ancêtres étaient meilleurs et que l’Histoire de l’humanité est plutôt l’Histoire de la dégradation.
Même dans la société traditionnelle occidentale, l’idée que les jeunes soient meilleurs que les anciens est une idée très récente ; la plus répandue était l’inverse, c’est-à-dire que l’ancien est meilleur que le nouveau et qu’il faut toujours chercher chez l’ancien la sagesse.
En Chine, les Empereurs fondateurs avaient toutes les vertus. C’est à partir de ceux-ci que l’Empereur du présent devait se situer. Le bien est dans le passé, non dans le futur. Cette inversion s’opère donc aux XVIIIème et XIXème siècles en Occident. Ainsi, la présenter comme une thèse qui touche tous les êtres humains simultanément dans le temps et dans l’espace est faux.
Cela ne veut pas dire que cette thèse en tant que telle est fausse. Mais il est important de creuser pour savoir ce qui relève de notre histoire et ce qui relève de l’essence de l’être humain.
Alors ? Cette thèse du progrès est-elle vraie ? Elle est, au moins, discutable : l’idée qu’il y a un progrès n’est pas avérée si je n’observe que la société occidentale. Ce progrès s’est traduit par une transformation extrêmement rapide du milieu artificiel et naturel. L’évaluation même du progrès, évidente pour les scientistes au XIXème siècle, est aujourd’hui en crise : on voit qu’il a créé un nombre important de destructions et de difficultés. Et, au fond, sommes-nous beaucoup plus émancipés qu’au Moyen-Âge ? Réponse pas évidente lorsque l’on voit, par exemple, une grande abondance d’usagers dans les transports en communs penché sur leur smartphone, en Asie ou en Occident, asservies. Sous l’apparence d’une émancipation citoyenne, il peut y avoir une aliénation économique ou politique extrêmement forte…
Voilà pourquoi il s’agit de veiller, de veiller au bien, et de lire, réfléchir, pour détricoter ce qui tient d’une idéologie et ce qui fait partie intégrante de l’Homme. Cela seul nous aidera à trouver un chemin vers plus d’humanité, dans le sens de bienveillance, de compassion envers autrui, cette fois-ci !”