Il n’y a pas si longtemps, le peuple français était essentiellement paysan – si nous étions nés un siècle plus tôt, nous serions une majorité à vivre à la campagne. Qu’avons-nous hérité de ce dur labeur des champs qui soit encore visible aujourd’hui ? Cela a-t-il créé une biodiversité singulière ? Cette diversité peut-elle être préservée, voire revalorisée pour les générations à venir ? Vincent Vignon, écologue, nous invite à lire nos paysages autrement.
“Les écologues se mettent de plus en plus au service des agriculteurs ; ces derniers n’ont pas attendu les scientifiques pour agir en faveur de la biodiversité. La plupart du temps, ils possèdent un vrai bon sens paysan.”
Vincent Vignon
Vincent Vignon, un passionné de nature
Vincent Vignon est naturaliste dans l’âme : il suit le brame du cerf en Italie, se met à l’affût du loup dans les Asturies ou à la recherche du pique-prune dans les cavités des arbres de la Sarthe. Bref, une véritable passion pour la nature l’anime, qui plonge ses racines loin dans l’enfance.
En 1991, il contribue à créer un bureau d’études spécialisé – l’Office de génie écologique, installé à Saint-Maur-des-Fossés, où travaillent des consultants en charge de la gestion d’espaces naturels et de projets d’aménagement urbain ou routier.
Vincent Vignon est également membre du conseil scientifique régional du patrimoine naturel d’Île-de-France et membre du conseil scientifique du Conservatoire des espaces naturels des Hauts de France. Il travaille au sein d’Alkïos, un écosystème d’entreprises au service du vivant dont l’Office de génie écologique fait partie.
Paysage : une brève définition
Vincent Vignon, écologue : “Le terme de paysage est compris par tous ; il peut cependant avoir différentes interprétations. Un paysage est ce que l’on va pouvoir apprécier à hauteur d’homme, d’un point de vue, avec un ressenti propre à chaque personne, et qui sera caractérisé par divers éléments : prairies, haies, arbres, cours d’eau, relief, bâtis, etc.
Paysages et agriculture : une histoire liée
L’agriculture s’est mise en place via un processus long et progressif. Mais ce qui va nous intéresser est le patrimoine dont nous héritons aujourd’hui.
Dans cet historique, 1900 est une date-clé : c’est l’apogée de la complexité des paysages en France. Il s’agit d’une époque où, véritablement, tout l’espace est occupé par un usage précis, notamment l’ensemble de l’espace rural. Les grandes transformations paysagères commencent au cours de la période de reconstruction d’après-guerre.
Une conversion assez brutale de l’agriculture est observée vers 1960-70, au profit d’un modèle intensif. Une homogénéité des paysages s’impose pour produire, ici du blé, là, du maïs.
Est alors vécue une perte importante de diversité, aux conséquences majeures à tous les niveaux : environ 80 % des insectes ont aujourd’hui disparu d’Europe, une ressource majeure dont dépend une grande partie des espèces que nous voyons, diversité qui, à son tour, s’est effondrée.
Deux tendances – extrêmement marquées – de l’agriculture d’après-guerre ont favorisé cette homogénéisation des paysages : intensification de l’agriculture dans certaines régions et abandon des terres dans d’autres. Ce qui produit d’un côté des forêts sans grand intérêt écologique durant des décennies tant que les peuplements forestiers sont jeunes et d’un autre, des champs d’agriculture intensive, traversés par quelques chemins pour laisser le passage aux machines agricoles, avec une rectification des cours d’eau en simples fossés ou leur effacement pur et simple, une bande enherbée très étroite ou quasi absente entre la parcelle cultivée et la route, autant de réductions des éléments fixes du paysage, support d’un minimum de nature dans la plaine de culture intensive. Le grillon des champs, incapable de voler, devient un révélateur de la continuité des prairies – ou
de ce qu’il en reste – dans l’espace et dans le temps.
La France, reine de la diversité des paysages
En France, nous avons la chance incroyable d’avoir quatre massifs montagneux d’âges très différents, trois mers et des grands fleuves. Il y a des zones de cultures ouvertes, avec de grands parcellaires de céréales, des paysages de bocages, des massifs forestiers, etc. Bref, la France possède une structure étonnante qui offre une mosaïque de paysages tout à fait unique !
La biodiversité est sous-tendue par l’hétérogénéité des paysages et plus généralement par tout ce qui augmente l’hétérogénéité : les gradients des milieux sec à humide, des milieux acide à calcaire, des séries de végétations pionnières (avec pas ou peu de couverture végétale) à la forêt plus ou moins anciennes avec des
arbres de plus en plus âgés… Cette hétérogénéité peut aussi être déclinée sur les mosaïques de couleurs, attracteurs des insectes pour leur reproduction ou pour la pollinisation. Vive les arbres en fleurs au printemps et les prairies fleuries !
Le bocage : un écosystème complexe et foisonnant de vie
Le bocage correspond à des parcelles entourées de haies. Il y a une multitude de formes prises par les haies, qu’elles soient sur talus on non, multi-strates, larges ou étroites, aux floraisons et fructifications diversifiées, composées d’arbres têtards sénescents et à cavités… Ce réseau d’arbustes et d’arbres est complété de prairies, de mares temporaires ou permanentes…
C’est un paysage qui se met en place à la fin de l’époque médiévale, vers les XIV-XVᵉ siècles. Le bocage n’a cessé de croître et de se complexifier pour arriver à cette fameuse apogée autour de 1900. C’est avec le Code napoléonien et les cadastres de haie que le bocage a commencé à prendre des formes plus régulières. De ce fait, des formes courbes indiquent généralement un bocage ancien tandis que les formes plus géométriques sont souvent la caractéristique de bocages plus récents.
Au milieu de ces bocages se trouve un allié de poids pour la biodiversité : les arbres têtards. Taillés par la main de l’Homme, ils ont de tout temps existé dans la nature et présentent des hauteurs variées mais souvent à une moyenne de deux mètres. Ces tailles judicieuses et précises provoquent la formation de cavités où l’exigeant pique-prune – cet insecte dont l’espèce est en régression, menacée et protégée – pour ne citer que lui, peut trouver un milieu de vie qui n’existe quasiment plus dans les forêts d’où il tire pourtant son origine.
Les bocages accueillent également une riche faune : des coléoptères, notamment des espèces remarquables comme le grand capricorne du chêne, le Taupin violacé ou la Rosalie des Alpes, des amphibiens comme le triton marbré, la rainette verte, des reptiles, avec la couleuvre d’Esculape, des oiseaux comme la pie grièche écorcheur ou la chouette chevêche. Dans ces milieux complexes et diversifié la plus grande part de la biodiversité n’est pas ou peu visible : bactéries, champignons, essentiel au bon fonctionnement de l’écosystème.
Arrosage massif : quand l’eau bombarde, les animaux trépassent
Aujourd’hui, la moitié du territoire de France métropolitaine est encore en activité agricole.
Sur les parcelles en agriculture intensive, l’arrosage massif ne favorise pas la biodiversité, loin de là. Quelques espèces animales n’apprécient que modérément les bombardements d’eau ; et ce type d’arrosage est particulièrement destructeur pour les nids d’oiseaux, comme ceux des perdrix, ou encore les Grands hamsters d’Alsace noyés dans leur terrier.
Prenons soin de nos prairies inondables !
Quand il reste des prairies en France, elles sont souvent extrêmement banalisées et manque d’intérêt en termes de biodiversité.
Les prairies inondables, quant à elles, sont devenues très rares. Ce sont pourtant des milieux exceptionnels, avec un rôle écologique majeur. La plupart des espèces a besoin d’habitats complémentaires au cours de leur cycle de vie : des amphibiens ou des libellules se reproduisent dans les mares et, aux stades adultes, vivent dans le paysage alentour.
Et si on parlait bouses ?
Aujourd’hui, quand vous ouvrez une bouse, il devient rare de trouver des bousiers. Les traitements antiparasitaires des cheptels ont provoqué leur quasi-disparition. C’est un sujet extrêmement important car ces espèces ont un rôle écologique majeur de recyclage. Ce sont aussi des ressources clés pour d’autres espèces insectivores dont des chauves-souris, elles-mêmes précieux auxiliaires des cultures.
Les lobbies de la chimie s’immiscent de plus en plus loin dans la vie agricole. En résulte des matériels pour détruire les bouses qui s’accumulent sur les alpages faute de décomposeurs !
Le pastoralisme, oui, mais à taille raisonnable !
Même en haute montagne, on a des impacts liés à l’intensification agricole. On peut ainsi voir des troupeaux qui comptent jusqu’à 3000 moutons dans le parc national du Mercantour, dans les Alpes du sud. C’est beaucoup trop pour ces paysages protégés ; la floraison est évidemment très affectée et les pollinisateurs ont vu leur population diminuer nettement dans ces espaces-là. Et pourtant, pratiquement toutes les végétations du monde ont co-évolué avec des herbivores – et particulièrement les grands herbivores (dont la plus grande espèce qui subsiste en France est le cerf). Les communautés de grands herbivores – composées de plusieurs espèces – permettent d’augmenter la diversité des communautés végétales, leur structuration et leur productivité. L’agriculture traditionnelle a d’ailleurs prolongé l’action des grands herbivores par un pâturage extensif, raisonné, raisonnable (pas comme les troupeaux de 3000 moutons du Mercantour !). Sans herbivores, ni agriculture traditionnelle, on a une perte massive de diversité.
La fin de l’agriculture intensive
L’agriculture intensive est un modèle qui ne pourra pas durer ; elle pose de trop nombreux sujets énergétiques, de problématiques liées à l’eau et d’appauvrissement des sols. Je pense qu’on arrive au bout d’un système.
L’agriculture est déjà en train de basculer vers des façons de faire plus périphériques ; comme le fait de cultiver plusieurs variétés de blé dans un même champ, ce qui a des effets immédiats sur la qualité des sols, une sensibilité moins élevée aux pathogènes, des besoins moins importants en eau… On introduit de l’hétérogénéité pour asseoir une production plus robuste, au lieu d’être dans ce caractère de production performant et banalisant.
Le monde agricole est bousculé par ce qui arrive ; les agriculteurs écoutent tous les discours – tant ceux qui continuent à faire la promotion des systèmes intensifs que ceux qui tentent plein de choses différentes pour trouver d’autres voies. Les représentations changent, avec beaucoup de conflits et de luttes de pouvoir.
Les écologues se mettent de plus en plus au service des agriculteurs ; ces derniers n’ont d’ailleurs pas attendu les scientifiques pour agir en faveur de la biodiversité. La plupart possèdent un vrai bon sens paysan qui leur ont fait remarquer depuis longtemps que quelque chose clochait dans ce rapport productiviste à la terre. Ils veulent replanter des haies, ils s’intéressent à l’agroforesterie et ils veulent aller plus loin, retrouver la joie de leur métier.
Une dynamique extraordinaire est en train de se passer, malgré tous les sujets lourds qui demeurent – l’intensif est toujours là, les lobbies sont toujours là. Il y a encore des surfaces qui vont mal et qui vont aller mal pendant longtemps – parce que les pollutions, on ne s’en débarrasse pas d’un claquement de doigt et que la qualité de l’eau, on ne la récupère pas d’un tour de baguette magique. Il y a donc beaucoup à faire… et c’est enthousiasmant !”
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