Le jeudi 27 février 2025 sort aux éditions du bien commun le livre posthume de Gilles Hériard Dubreuil, co-initiateur du Courant pour une écologie humaine et qui en fut le président pendant dix ans. Le titre de cet ouvrage est plein de promesses et d’espérance : Après les temps modernes : édifier ensemble le monde qui vient. Tugdual Derville, également co-initiateur du Courant, en a écrit la préface. Il raconte l’histoire de ce livre, fruit d’une belle amitié.

Comment l’idée de ce livre est-elle née ?
Tugdual Derville : “L’idée comme le titre du livre furent inspirés à Gilles par la pensée de Romano Guardini, auteur de La fin des temps modernes. Cet essai de 1951 a édifié Gilles par son prophétisme. À la suite d’une conférence qui lui avait été demandé, Gilles s’est attelé à l’écriture d’Après les temps modernes, avec une forme d’enthousiasme gourmand. Il s’appuyait sur des penseurs qui entraient en résonnance avec sa longue expérience de terrain des situations post-accidentelles.
Son intention : aider ses lecteurs à y voir clair, à déposer les lunettes de la défunte modernité, car elles déforment notre regard sur le monde, pour édifier ensemble, selon la formule de Guardini ce « temps qui n’a pas encore reçu de nom ».
Pourquoi cette publication posthume ?
Gilles avait pratiquement bouclé son manuscrit fin juillet 2022, un mois avant de tomber brutalement malade. Tout était là, mais il restait un important travail de relecture et de mise en forme. Il m’avait alors demandé d’effectuer la révision de ce texte – il y avait notamment des redites et des problèmes d’articulation et de présentation. Dès la révélation de sa maladie, sa demande réitérée fut pressante. Nous avons donc pris régulièrement du temps ensemble pour avancer. Ce furent des moments magnifiques pour notre amitié. Gilles avait ce projet très à cœur ; il m’a explicitement demandé si je pouvais l’assurer que ce texte serait publié après sa mort. Il m’a fallu ensuite du temps pour le mettre en forme sans rien changer du fond. Tristan de Carné, directeur des éditions du Bien Commun, avait déjà accepté le principe de sa publication. C’est fait. Promesse tenue.
Que nous apporte ce livre ?
Gilles ! Au cours de mes relectures successives – bien que cet essai ne soit pas autobiographique – j’ai eu l’impression de poursuivre les conversations que nous avions, chaque semaine, depuis dix ans. Gilles était un conteur truculent, un homme libre, inclassable, curieux de tout. Il ne cessait de partir du réel, de son expérience, pour en tirer des leçons, des hypothèses, des conclusions. Il avait beaucoup voyagé, rencontré… Et cette expérience lui donnait de l’être humain et de ses ressorts, une connaissance approfondie.
Il s’était mis à lire de nombreux penseurs qui étayaient ou contredisaient ses thèses. Sa pensée venait d’aboutir dans une cohérence foisonnante. Son livre en est le reflet. Il est fait pour faire bouger ses lecteurs. Gilles encourage explicitement l’humanité, par une transformation personnelle et collective, à une forme d’exode (c’est son mot). Il s’agit de quitter la modernité, ses impasses et ses mortelles aliénations et d’ouvrir de nouveaux chemins. Objectif : reprendre en main notre destin et assumer notre responsabilité de faire l’histoire. C’est dire son ambition !
Quelles recettes donne-t-il ?
Aucune. Et c’est là son originalité. Gilles n’a rien du gourou. Il fait confiance à la capacité de chacun à se positionner. De son vivant, il avait cette qualité de stimuler – sans aucune emprise – la vocation de chacun, ses collaborateurs, ses amis et le public de ses conférences. À ce titre, il était exigeant, sans compromission.
Son essai aide d’abord – selon le mot de Péguy – « à voir ce que l’on voit ». Il donne ensuite des critères pour que chacun – en lien avec d’autres – élabore son chemin personnel, jamais de façon mécanique, ni par imitation ou projet tout fait, mais de façon organique, par itération, tâtonnement et étapes progressives. L’avenir, précise-t-il, reste indéterminé. Il est ce que nous en ferons. Sinon rien !
Quid de l’écologie ?
Sur l’écologie politique qu’il connaissait bien, Gilles est sévère, mais lucide. II estime que l’indéniable crise écologique globale est l’issue inéluctable de la modernité. Il nous met donc en garde contre le risque de traiter le problème avec les maux qui l’ont causé, notamment la fascination pour la science et la technique, les postures individualistes et matérialistes, et les normes étatiques imposées d’en haut.
Il nous propose donc de passer d’un « système démocratique » qui déresponsabilise le citoyen à la « culture démocratique » qui s’assure que chacun participe, grâce au développement des communs, aux décisions qui le concernent. Preuve à l’appui, il montre que nous sommes capables d’altruisme, de générosité et même de sacrifice. À ce titre, je trouve significatif et émouvant qu’il ait tant insisté – lui qui ne se savait pas si proche de sa propre mort – sur la figure de Tagashi Nagai qui a lui-même donné, alors qu’il était gravement malade, un témoignage renversant sur le sens de la vie humaine et celui des catastrophes, en lien avec le bombardement de Nagasaki. Signe que l’incalculable et l’imprévisible – pour ne pas dire le providentiel – sont au cœur de la vie.
Comment vois-tu l’usage de ce livre ?
Ce livre est de ceux que l’on conserve, surligne, médite et travaille. Il n’a rien du pamphlet éphémère. Il durera. Il comporte des essais dans l’essai – par exemple sur la gestion du risque – car c’est toute son expérience que Gilles déploie.
Pour le Courant pour une écologie humaine, c’est une chance extraordinaire de pouvoir conserver et faire fructifier pareil héritage. Nos projets s’appuient largement sur ce socle qu’il nous a légué. Je précise qu’avec Pierre-Yves Gomez, Solweig Dop et tous ceux qui nous ont rejoint, nous nous sommes beaucoup nourris les uns les autres depuis plus de dix ans, maintenant. Gilles confiait avoir accordé, à notre contact, une place croissante à la vulnérabilité humaine. Lui qui était l’archétype de l’homme solide et rassurant est devenu très vulnérable à son tour, à cause de la maladie. Il partageait alors paisiblement cette découverte en un mot riche de sens : « Je ne suis plus le même, je suis devenu fra’Gilles ». Il voyait les choses autrement, courageusement, sans peur de mourir, si ce n’est la séparation des siens. Je ne saurais dire à quel point il nous manque. Mais je me console en pensant que son héritage est vivant. Lui aussi, d’ailleurs !”

Après les temps modernes : de quoi ça parle ?
Il s’agit d’un essai de grande ampleur, la tentative d’un auteur inclassable, posté au plus près des catastrophes, pour expliquer le monde dit « moderne » – dans lequel l’humain semble n’avoir plus prise sur rien – et refonder notre capacité d’action.
C’est sur le terrain que Gilles Hériard Dubreuil a observé l’enlisement de notre époque et les moyens de l’enrayer : en Biélorussie, dans une zone contaminée par l’explosion de Tchernobyl. Ni les autorités, ni les experts, ni la population ne pouvaient, sans travailler ensemble, trouver et mettre en place des solutions viables pour continuer à vivre sur place.
Devant les catastrophes modernes croissantes, sa réflexion, appuyée notamment sur Guardini (La fin des temps modernes) et Descola, l’a conduit à en identifier les causes dans les conceptions fallacieuses de la Modernité et la déliaison généralisée qu’elles engendrent entre l’homme et la nature, entre les hommes (individualisme), et au cœur de l’homme lui-même (dualisme).
La solution passe donc par la reconnexion. Analysant les limites des politiques actuelles basées notamment sur la gestion du risque par l’imposition de normes, il met en évidence d’autres pratiques permettant de faire émerger un bien commun et un mode d’agir collectif plus à même de gérer la complexité. Il en tire des enseignements pour surmonter le malaise postmoderne et reprendre le contrôle de nos vies, nous encourageant à bâtir ensemble le monde qui vient et qui n’a pas encore reçu de nom.
Après les temps modernes : à propos de Gilles Hériard Dubreuil
Gilles Hériard Dubreuil est co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, avec Tugdual Derville et Pierre-Yves Gomez. Chercheur et intervenant de terrain sur la gouvernance des activités à risques en France et à l’étranger, il a mené une réflexion sur l’enlisement de notre monde et voyait les signes d’un renouveau. Il était aussi sylviculteur dans la forêt des Landes. Il est décédé en mars 2023.
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