“Après les temps modernes : édifier ensemble le monde qui vient” est un livre de Gilles Hériard Dubreuil, spécialiste des crises environnementales et du développement durable (pour résumer) et président du Courant pour une écologie humaine jusqu’en 2023. Il a la particularité d’être sorti en mars 2025 – soit deux ans après la mort de son auteur. Tugdual Derville, co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, raconte l’histoire derrière le livre et partage ci-dessous le dernier entretien qu’ils ont eu ensemble à ce sujet, le 8 février 2023.
Tugdual Derville : Gilles, pourquoi ce livre ?
Gilles Hériard Dubreuil : “J’ai écrit ce livre pour partager une vision du monde qui me semble manquer aujourd’hui, car nous sommes enfermés dans celle de la post modernité. Elle nous bloque complément dans notre interprétation du monde.
Tu as tenu à ton titre « Après les temps modernes ». Pourquoi ?
Parce qu’il faut que ce soit bien clair : notre problème est que nous ne parvenons pas à sortir de la vision du monde imposée par la modernité. Ce titre, Après les temps modernes, veut souligner que nous sommes dans une autre phase, qui n’est pas la suite de la première. C’est une autre vision du monde. Il ne s’agit donc pas d’améliorer la vision des temps modernes ou de boucher les trous. Il s’agit de concevoir autre chose.
Qu’est-ce qui t’a permis d’identifier que ce monde d’après est “déjà là” ?
Le livre de Romano Guardini, La fin des temps modernes (1951), a été pour moi un déclencheur. Ce grand théologien allemand m’a fait prendre conscience qu’il ne s’agissait plus de « changer de cheval ». Il m’a permis de réinterpréter les événements et d’orienter mes lectures… Je ne cherchais plus à replâtrer ou à améliorer la situation.
Quand tu dis qu’il faut « changer de cheval », veux-tu dire qu’il faut changer de paradigme ?
Qu’il faut changer de regard… Le mot « paradigme » est presque un peu faible. D’abord pour moi, il y a eu l’expérience du risque qui été l’essentiel de ma carrière. Je me suis rendu compte que la gestion des risques ne pouvait pas résoudre cet « environnement catastrophique » dans lequel nous sommes, au contraire. Nous sommes embarqués dans une situation dont nous ne voyons pas la sortie.
Pourquoi est-ce nécessaire de passer du temps comme tu le fais à démonter la modernité que l’on dit déjà achevée ?
La modernité n’est finie que dans une certaine mesure : nous voyons qu’elle se déploie encore chaque jour. Guardini explique que les temps modernes ont beau être achevés, ils se manifestent encore dans leurs effets, de même que l’esprit de la Renaissance et du Moyen-Age ont encore des effets. Cette modernité continue d’exercer son influence, nous le vivons tous les jours…
Pourquoi cette influence perdure-t-elle ?
Parce qu’assez peu de gens ont pris conscience de ses effets. Prenons l’exemple de l’architecture, la façon dont elle transforme le monde. Augustin Berque – avec son propre vocabulaire – constate la rupture du réel. Quand Berque parle de la « rupture du moment existentiel », qui peut comprendre cela aujourd’hui ? C’est quelque chose qu’il fallait expliquer. Avec les trois exemples que j’ai donnés au début du livre [ndlr : architecture, élevage et vie humaine], je pense que le lecteur comprend que nous ne pouvons plus construire le monde. Nous n’avons plus de capacité cosmologique. Ce constat est essentiel même si je me rends bien compte qu’il n’est pas facile à « attraper ».
Sommes-nous dans un période de catastrophe ?
Oui. La catastrophe – pas l’accident – est un bouleversement très fort qui se fait jour et qui donne un sens nouveau à la situation. L’accident est un concept aristotélicien. Quelque chose qui est advenu par hasard. La catastrophe – catastrophé, en Grec – est quelque chose qui se révèle et qui révèle quelque chose, surtout. Catastrophe est un terme de théâtre qui évoque un dénouement, porteur d’un message.
Peut-on dire qu’on peut s’étonner de l’accident tandis que la catastrophe était inéluctable, devait arriver ?
Je ne sais pas s’il faut se mettre dans une perspective de destin inéluctable. Ce qu’il y a de certain, c’est que c’est une situation dont nous devons tirer le sens. J’ai passé ma vie professionnelle dans ce type de situations catastrophiques… On disait : « c’est un accident », mais en réalité, c’était une catastrophe. J’en ai pris conscience progressivement.
Fukushima, c’est une catastrophe…
Ah oui, clairement. Fukushima a de multiples racines, de multiples causes profondes. Et Tchernobyl aussi. C’est toute la révélation d’un système. La catastrophe de Fukushima est liée à des questions de dimensionnement. Les concepteurs de la centrale ont fait des calculs de risque et l’ont construite dans un emplacement plus dangereux que celui des centrales voisines.
Tu donnes en exemple deux figures japonaises poignantes liées à d’autres événements catastrophiques, le bombardement d’Hiroshima pour l’écrivain Kenzaburô Ôé et celui de Nagasaki pour le médecin Takashi Nagaï. Que nous enseignent-elles ?
Ces deux figures nous disent comment échapper à cette modernité, tracer des pistes, ouvrir un chemin de sortie. La fin de mon livre en propose deux. La première, c’est la transformation personnelle. Ces deux Japonais emblématiques sont des hommes qui ont transformé leur vision du monde. De façon très spectaculaire chez Kenzaburō Ōe (NDLR : 1935 – 2023), et de manière plus progressive chez Takashi Nagaï (NDLR : 1908-1951). Ce dernier est chrétien ; Ōe ne l’est pas. Mais sa conversion ressemble à une conversion religieuse…
Une conversion anthropologique ?
Quand Kenzaburô Ôé tombe dans un monde verrouillé par des conflits d’origine politiques, cette situation le perturbe profondément. D’autant que son contexte personnel est marqué par la naissance d’un enfant handicapé. Tout d’un coup, il devient un autre homme. Il reconsidère sa vie et l’axe sur le sens qu’il doit lui donner.
S’agit-il pour toi d’un archétype ? Nous devrions donc tous être attentifs aux éléments perturbateurs, voire bouleversants de nos vies, aux épreuves, aux chocs, aux surprises…
Exactement, il faut être très attentif aux événements qui nous transforment plutôt que d’essayer de rester dans le moule et de s’y adapter.
Dans ton histoire personnelle, peux-tu faire mémoire d’un tel événement ?
Oui. La découverte de Tchernobyl. Tchernobyl m’a perturbé et même désespéré. Je ne voyais pas comment sortir de cette situation, comment lui donner sens. Ce sens ne s’est révélé pour moi que très progressivement. Ce que j’ai observé à Tchernobyl, c’est qu’on ne peut pas résoudre les questions à coup de politiques gouvernementales. Deux éléments aggravaient les choses : le mensonge et une prise en charge complètement verticale. J’ai pris conscience qu’il me fallait remettre en cause la logique de gestion des risques pour sortir de l’impasse…
Que s’est-il passé ensuite ?
Je suis allé me ressourcer à Paray-le-Monial. À un moment précis, j’ai pris conscience que je ne pouvais pas tout comprendre, mais que je devais tout de même agir et faire ce que je pouvais faire. Ce fut comme un message précieux : « Ce n’est pas toi qui fais le monde, mais ta contribution n’est pas dérisoire ». Soudain, tout a pris du sens…
Tu découvres à la fois que tu n’es pas responsable du tout, mais que, dans ta partie, tu peux continuer sereinement à agir sans avoir l’angoisse du tout en permanence. Est-ce bien cela ?
Exactement.
Tu t’intéresses davantage aux pas que nous faisons pour élaborer notre chemin plus qu’à un but prédéterminé. Tu privilégies l’agir dans l’instant présent plutôt qu’un projet lointain illusoire. Tu contredis ainsi la modernité qui prévoit des croissances mécaniques plutôt qu’organiques…
Oui. Cette attitude m’a beaucoup aidé. Cela m’a permis de monter des choses tout à fait uniques.
Par exemple ?
Par exemple, ce projet Ethos. Il a été essentiel dans mon parcours : j’ai permis à des personnes confrontées à la catastrophe de Tchernobyl de travailler en commun, de trouver des solutions ensemble. Cela m’a conduit à identifier des « méta-solutions », grâce à la notion de « communs ». C’est la deuxième forme de transformation dont parle mon livre. Je reviens-là sur des réalités qui datent du Moyen-âge. Quand je prône les communs, je veux dire : « tout ne tombe pas d’en haut ». Je conteste Hobbes quand il estime que l’homme est censé abandonner les choses au profit du pouvoir. C’est la première étape de sa perte de pouvoir, de l’abandon de sa prise sur son destin.
Comment as-tu pu mettre en œuvre ces méta-solutions ?
J’ai essayé de le faire en Martinique et en Guadeloupe. C’était très difficile, car il y avait énormément de conflits et de blocages historiques entre l’État et la population. Puis il y a eu la découverte d’Elinor Ostrom (1933-2012), prix Nobel d’économie en 2009. Sa position anti-libérale se résume ainsi : les êtres humains peuvent s’organiser sans passer par le libéralisme. C’est ce deuxième grand axe que je propose dans le livre pour nous aider à sortir de l’époque moderne.
Ce qui m’a vraiment guéri, c’est le projet Ethos, autour de Tchernobyl. Il sortait de ce monde des normes que je dénonce dans mon livre. J’aidais les gens à prendre leur autonomie, à trouver eux-mêmes la force d’agir, sans entrer dans des affrontement idéologiques stérilisants. Dans un autre domaine, l’architecte Kroll, que je donne aussi en exemple, a prouvé que demander leur avis aux personnes concernées par un projet a toujours du sens, à condition qu’ils constituent de petites communautés…
Tu nous as souvent dit avoir été durement contesté par les deux camps de l’affrontement sur le nucléaire, les « pro » comme les « anti »…
Quand je me suis trouvé attaqué des deux côtés, un Espagnol que je connaissais bien m’a dit « Gillès , qui as-tu derrière toi ? » Je me suis rendu compte que j’avais construit tout ça seul. D’une certaine manière, j’étais trop en avant. J’ai réalisé qu’il fallait se mettre à l’abri. Et j’ai alors eu l’idée de fonder Nuclear transparency watch, avec d’autres. Je n’étais plus seul. Je pouvais m’appuyer sur une communauté.
Tu as donc trouvé des alliés sur ton chemin…
Oui, j’en ai trouvé beaucoup.
Vous avez comme renvoyés ainsi dos-à-dos ceux qui t’attaquaient ?
D’une certaine façon oui. Plus j’avance plus je pense que, si tu veux contrer le post-moderne, y aller de front ne sert pas à grand-chose. Il vaut mieux par exemple militer pour la transparence. Cette intuition s’articulait avec des travaux que je menais sur la démocratie. Avec le commun, j’ai en effet ouvert un autre front : travailler la vraie démocratie, la culture démocratique. J’ai rassemblé un autre petit groupe qui est devenu un groupe de recherche : le collège des communs. Ce n’est pas un bloc ; la démarche est nuancée. Mais il y a une grande unité entre nous…
Quel est le penseur avec lequel tu te sens le plus en connivence aujourd’hui ?
C’est d’abord Augustin Berque. Je ne prendrais pas tout ; il lui manque une pensée plus politique, mais on peut dire qu’il m’a fait découvrir la clé de voûte : cette rupture métaphysique, cette rupture du mouvement existentiel. Il donne l’exemple éclairant de l’aménageur Michel Corajoud, qui a réussi, à travers son travail, à conduire des projets qui donnent une juste place à la matière et à l’esprit. Par contre, il soutient ailleurs un dispositif agricole essentiellement soutenu par l’État. Or, je pense que s’il y a de l’État, il n’y a plus de communs. Si tu montes un dispositif agricole qui repose sur un soutien par l’État, à mon avis, tu sors du commun.
Heidegger ensuite m’a permis de sortir de la vision de la « chose ». Il m’a permis de voir la chose comme une cause (je ne détaille pas ce concept philosophique sophistiqué). Je m’en suis un peu éloigné ensuite parce qu’il est technophobe.
Que penses-tu de notre rapport à la technique ?
Pour moi, c’est l’usage de la technique qui n’est pas neutre. Je ne suis pas technophobe. Je pense que toute technique peut être transformée. En fonction des circonstances, je peux parfaitement dire : « Telle technique, je n’en veux pas aujourd’hui, car je considère qu’elle est destructrice pour ma communauté. » Je trouve inspirant Guédelon, le château moyenâgeux que l’on a construit comme autrefois ; sur place, ils reconstituent tout. Ils font leur chaux, fabriquent leur métal, etc.
Ça prend beaucoup de temps évidemment…
Oui, mais qui nous oblige à nous dépêcher ? Quelle est cette injonction ? Se dépêcher pour prendre une voiture et aller à un rendez-vous ? Au lieu de se laisser embarquer par l’accélération, je pense qu’il faut toujours réfléchir à ce qui te permet de conserver une communauté.
Oui. Bon critère !
Je ne dis pas que j’ai toutes les solutions. Je dis simplement qu’il faut être extrêmement prudent dans l’usage de la technique. Parce qu’il y a tout de même un taquet derrière tout cela : quels sont les effets de cette technique – cette technologie – que nous utilisons ? Aujourd’hui, nous nous rendons compte que l’explosion de la technologie vient porter atteinte aux équilibres de la biosphère. Son usage contredit certains modes de vie paisibles auxquels nous pouvons être attaché. Maintenant, si notre mode de vie consiste en courir toujours plus vite…
Tu n’aimes pas le mot urgence ?
Non.
Peux-tu commenter un peu ?
Un commentaire très simple : vingt ans après Tchernobyl, j’ai entendu quelqu’un me dire « Mais c’est urgent ! » J’ai répondu : « Qu’est-ce que cette phrase veut dire ? Vingt ans après un accident, me dire qu’il est urgent de le résoudre ! »
Nous avons des modes de traitement par l’urgence qui ne font que repousser les problèmes. L’urgence est un moment de non-réflexion. C’est un paravent pour les politiques de pseudo solutions. Pour aborder un problème, il faut prendre le temps d’impliquer les personnes concernées et leurs communautés. Si on ne les aide pas à y participer à l’échelon local, les choses se jouent dans des bras-de-fer politiciens voire inter-étatiques, des jeux de pouvoir stérilisants.
Que t’inspire la phrase : « On n’arrête pas le progrès » ?
Pour moi, c’est de l’idéologie ! Le « progrès » marche avec une idéologie constante. Cette idéologie nous enferme dans l’idée de l’inéluctable. C’est inacceptable. Pennons le cas de la zootechnie [NDLR : approche scientiste de l’élevage des animaux assimilés à des machines] : rares sont les personnes qui résistent à l’enfermement dans ce concept. Dans l’ensemble, les gens pensent : « C’est comme ça maintenant et puis voilà… » Si l’on prend l’architecture, on constate que le « fonctionnel » détruit tout sous son passage, etc.
Dernière question : à un jeune lecteur qui voudrait trouver dans ta pensée un encouragement à agir pour ce temps qui vient, que dirais-tu ?
Ce livre est un encouragement d’abord à prendre conscience de la nécessité de changer de monde, ensuite à celle d’une transformation personnelle. Notre expérience de l’écologie humaine corrobore cette intention : nous avons vu des gens se mettre en mouvement. L’essentiel, dans cette affaire, est de passer d’un monde d’objets à un monde de relations. Tout est là, en une certaine manière. Un monde de choses est un monde figé. Bien sûr il y a de beaux objets ; ils ne remplacent pas la relation. Le processus, c’est la relation. Donc, si des relations différentes se construisent, c’est très bon signe…

Pour en savoir plus sur le livre de Gilles “Après les temps modernes : édifier ensemble le monde qui vient”, c’est ici !