Grégoire Bignier est architecte, enseignant et essayiste ; ses trois derniers ouvrages sont inspirés des cours qu’il délivre à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Val-de-Seine. Après avoir traité du lien entre architecture et écologie et entre architecture et économie, il concentre son dernier opus sur l’énergie, cet indicateur civilisationnel. Éclairant.
“D’une énergie l’autre”: pouvez-vous expliquer ce titre ?
Grégoire Bignier : “D’une énergie l’autre” semble incorrect en français ; c’est en fait une référence à l’ouvrage de Louis-Ferdinand Céline, D’un château l’autre, qui est pour moi l’un des plus beaux titres de la littérature française et que j’ai donc choisi de reprendre.
Mais vous l’aurez compris, la question posée dans cet ouvrage est : comment passer d’une énergie à l’autre ? J’ai voulu aussi apporter une réflexion sur ce que veut dire la question énergétique, d’abord pour un architecte, puis pour quelqu’un qui s’intéresse à l’avenir de notre planète.”
Dans la présentation de ce livre, vous écrivez “L’énergie reste le grand impensé du monde de l’architecture”. Que voulez-vous dire par là ?
G.B. : “L’architecture, selon les époques, se fonde souvent sur des grandeurs physiques assez différentes.
Par exemple, si vous vous intéressez à l’architecture gothique, c’est surtout la gravité – avec la manière dont ces forces verticales supportent les cathédrales, notamment – qui va être la grandeur retenue.
À l’époque moderne, cette grandeur était plutôt métrique : on s’intéresse ainsi particulièrement à l’espace et à son articulation.
Le temps est venu de s’interroger : l’architecture repose-t-elle toujours sur la gravité et l’espace ? Ou devons-nous réfléchir à une autre grandeur, une grandeur qui décrirait mieux l’architecture faisant face aux enjeux du XXIème siècle ?
L’hypothèse de mon livre est que cette grandeur, c’est l’énergie et son unité, le kilowatt. C’est en effet l’un des enjeux les plus importants : l’utilisation de l’énergie.”
Quelle est la vision communément partagée aujourd’hui sur l’usage de l’énergie en architecture ?
G.B. : “Aujourd’hui, les architectes sont plutôt embarrassés par cette notion-là parce qu’elle est invisible, immatérielle, voire dangereuse. C’est plutôt une contrainte budgétaire qui amène une difficulté supplémentaire dans cet art difficile qu’est l’architecture.
Loin de là, je pense que l’énergie peut être non seulement une opportunité pour rendre l’architecture plus en adéquation avec des solutions rendues nécessaires par les enjeux de notre siècle, mais aussi la source d’une autre pensée architecturale.”
L’économie d’énergie est-elle donc l’objectif premier à atteindre ?
G.B. : “L’idée n’est pas uniquement de s’intéresser à l’économie d’énergie mais plutôt de voir si cette énergie ne peut pas amener à penser autrement l’urbanisme et l’architecture. Je vais donner deux exemples concrets.
Aujourd’hui, l’urbanisme est défini essentiellement par des questions de flux : on parle beaucoup de transports, d’assainissement ou encore de gestion des déchets. Sur l’énergie, elle est peu pensée : il existe un opérateur central d’énergie qui distribue cette énergie et puis, ça s’arrête là.
Je pense qu’il peut y avoir une autre organisation qui va au-delà de cette bifurcation historique qui serait née aux États-Unis de la réflexion entre George Westinghouse – l’énergie devait-elle être produite au loin de la ville par des barrages, puis amenée par des lignes à haute tension – et Thomas Edison – l’énergie devait-elle être, au contraire, produite au sein même des foyers ? Le monde est majoritairement parti sur l’idée de George Westinghouse.
La question est de savoir maintenant si l’on ne peut pas imaginer une production énergétique au plus près de sa consommation.
Cela m’a amené à écrire un chapitre que j’ai appelé “Champ énergétique” : comment l’architecte peut-il construire ce tissu de champs énergétiques pour économiser de l’énergie, en ne comptant uniquement sur un approvisionnement qui viendrait de très loin ?
Au niveau architectural, l’énergie est la grandeur qui permet de penser à la fois la structure du bâtiment – son squelette, l’enveloppe du bâtiment (façades) – mais également tous les équipements d’éclairage, de chauffage, etc.
L’intérêt d’utiliser l’énergie comme grandeur permet de réunir des disciplines techniques très “éparpillées” aujourd’hui : l’ingénieur structure, l’éclairagiste, le chauffagiste ou encore les ingénieurs façadistes.”
Pour produire l’énergie au plus près des lieux de consommation, est-il nécessaire de se relier entre habitants et de réguler en commun notre consommation d’énergie ?
G.B. : “Repenser nos liens de voisinage est effectivement très intéressant. D’ailleurs, dans les ouvrages que j’ai écrits sur l’écologie et sur l’économie circulaire, je prône une idée différente de la proximité et de la solidarité entre divers types d’habitats.
On peut imaginer par exemple qu’un data center – bâtiment qui abrite des serveurs numériques – produit une chaleur excessive. Or, plutôt que de la rejeter dans l’atmosphère, on pourrait réutiliser cette chaleur pour chauffer un autre bâtiment ou un lotissement. Ce serait un bel exemple d’économie circulaire.
On a donc une source majeure de progrès : l’objet de l’architecte n’est pas tellement de produire un design époustouflant mais plutôt de rendre possible ces dispositifs d’échange de proximité, en réfléchissant aux conditions, aux technologies, aux modes de gouvernance, etc. qui rendent cela possible. Voilà pourquoi l’architecte ne doit pas être isolé : il doit aussi s’intéresser à la politique, à la sociologie et à la gestion…”
Existe-t-il déjà des bâtiments à énergie positive ?
G.B. : “Tout à fait : ce sont des bâtiments intéressants dans la mesure où ils produisent plus d’énergie qu’ils n’en utilisent, ce qui, au fond, devrait être une évidence au regard de la taille des bâtiments. Toutefois, les progrès sur l’usage énergétique en architecture peuvent être limités par une sorte de plafond de verre dû non pas à la technique mais à l’organisation.
De fait, aujourd’hui, la ville fonctionne avec un opérateur de transformation d’énergie décentralisé – une centrale nucléaire, par exemple, à plusieurs centaines de kilomètres de la ville, puis par un réseau de distribution tentaculaire, dont la construction et la maintenance représentent des coûts considérables ; tout ceci pour amener quelques kilowatts dans une maison.
On se demande donc si cette organisation est la plus efficace et si le bâtiment à énergie positive, renvoyant de l’énergie dans le circuit, est la meilleure disposition pour s’intégrer au circuit global de livraison d’énergie. Il me semble qu’un autre modèle pourrait être plus intéressant, un modèle qui consiste, à terme, à se passer d’opérateur centralisé pour simplement favoriser des échanges de bâtiment à bâtiment. Souvent, on sait qu’un bâtiment est bien exposé pour capter des ressources naturelles et que son voisin l’est moins, il pourrait donc y avoir un échange d’énergie d’un bâtiment à l’autre, contre d’autres types de flux. Cela implique une organisation sociale et solidaire autour de cette question de l’énergie dans un urbanisme qui est, à mon avis, à repenser entièrement.”
Selon vous, l’énergie est un “indicateur civilisationnel” : que voulez-vous dire par là ?
G.B. : “Effectivement, je me suis rendu compte qu’on pouvait parler d’indicateur civilisationnel au sujet de l’énergie.
Imaginons une civilisation qui :
- utilise une débauche d’énergie, comme on est parti pour le faire, avec, par exemple, la diffusion des crypto-monnaies qui nécessitent des niveaux d’énergie considérables. De fait, en 2019, une étude de deux scientifiques irlandais a démontré que, cette année-là, pour faire fonctionner le Bitcoin, qui est juste l’une des crypto-monnaies parmi tant d’autres, il a fallu l’énergie nécessaire pour faire fonctionner un pays comme l’Irlande !
- utilise une énergie dite “sale” (= ayant un impact fort sur le climat) et pour des usages liés à la guerre.
Et maintenant, tachons de concevoir une civilisation qui cherche une certaine frugalité énergétique et qui utilise une énergie plus “propre” pour des usages liés à la santé et à l’éducation.
On comprend bien que ces deux civilisations sont radicalement différentes et peuvent être très bien décrites en termes de vertu par cette dimension énergétique.
La question est de savoir quelles sont les relations entre ces deux formes de civilisation qui toutes deux abritées par notre humanité : est-ce que l’une va dominer l’autre ? C’est toute la question de la bifurcation historique que notre monde peut prendre…”
Quand on parle d’énergie, le sujet du nucléaire est incontournable. Avez-vous une opinion sur la question ?
G.B. : “Il est effectivement difficile d’échapper à cette question du nucléaire quand on écrit un ouvrage sur le sujet de l’énergie. Pour me faire une opinion pragmatique sur cette question, il m’a bien fallu une dizaine d’années et la rédaction de ces trois ouvrages.
Si vous vous posez la question du nucléaire d’un point de vue scientifique, vous savez que c’est une énergie qui est relativement abondante, décarbonée et qui pose quand même deux questions essentielles : le stockage des déchets / la sécurité, en cas d’accident.
Si vous la posez d’un point de vue économique, c’est bien la seule énergie, en l’état et en France, qui nous permettrait d’affronter les questions de transformation écologique.
Pour essayer de surmonter ce dilemme, il faudrait qu’un écologiste opposé au nucléaire et un économiste en faveur du nucléaire fassent un effort de réflexion pour converger vers un lieu qui traduirait leur pensée. Ce lieu, à mon avis, est la nature, en tant que figure anthropologique.
Pour mon compte, je n’ai aucune opinion de principe à l’utilisation de l’énergie nucléaire, à condition que ces questions de stockage et de sécurité soient réglées. Cela signifie qu’il s’agit de ne pas fonder le développement de notre monde sur une énergie surabondante apportée par le nucléaire mais, au contraire, faire un effort de frugalité en tentant parallèlement de résoudre ces questions de stockage et de sécurité pour pouvoir à nouveau envisager d’utiliser l’énergie nucléaire. L’énergie est donc un indicateur civilisationnel mais est aussi le symétrique d’une réflexion éthique.”
Un dernier message pour vos lecteurs ?
G.B. : “J’ai commencé la présentation de mon livre sur l’écologie avec cette idée de “troisième nature” de l’anthropologue américaine Anna Tsing, auteure d’un livre passionnant intitulé “Le champignon de la fin du monde”.
Je souhaite maintenant conclure en disant que le fait de m’intéresser à toutes ces questions m’a apporté un grand espoir : celui de transmettre cette passion de l’architecture à mes étudiants ; et surtout de leur dire que les perspectives assez effrayantes qui sont régulièrement déversées aux actualités ne doivent pas les décourager. Au contraire, beaucoup de signes sont là : il y a de fortes raisons d’espérer, à condition de bien vouloir affronter toutes ces questions qui sont posées par les enjeux du monde, notamment en tant qu’architecte.”