Grégoire Bignier est architecte, enseignant et essayiste ; ses trois derniers ouvrages sont inspirés des cours qu’il délivre à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Val-de-Seine. Le premier livre de cette trilogie fait le lien entre architecture et écologie. C’est sur celui-ci que se focalise notre premier podcast.
Comment faire en tant qu’architecte pour ne pas aggraver inexorablement une situation à chaque coup de crayon ? Ai-je la capacité d’améliorer la situation dégradée du rapport entre l’homme et la nature ?
Le premier opus de votre trilogie s’intitule “Architecture et écologie”. Pouvez-vous nous dire quelle est l’étincelle qui vous a donné envie d’écrire un livre sur ce sujet-là ?
Grégoire Bignier : “L’idée d’écrire ces livres est en continuité avec l’origine de ma vocation. C’est venu via mon rapport à la nature, aux questions liées à l’écologie et à la place de l’homme au sein de l’environnement. Ma vocation, quant à elle, était d’essayer de palier les effets délétères de cette présence humaine et de rechercher les règles d’une cohabitation apaisée entre la nature et l’homme.”
Que mettez-vous derrière cette notion d’harmonie “homme-nature”, précisément ?
G.B. : “Cette harmonie homme-nature pourrait être qualifiée par l’appellation de troisième nature, qui est une expression que j’ai lu sous la plume d’Anna Tsing, une anthropologue américaine, qui est notamment l’auteur d’un livre extraordinaire, Le champignon de la fin du monde. Il est usuel de parler de première nature ou nature primaire quand on parle de la biosphère en l’absence de toute présence humaine. La seconde nature est une expression qui vient de Leon Battista Alberti, un théoricien italien de la Renaissance du Quattrocento. Il évoquait cette seconde nature pour décrire la ville : une construction ex nihilo, hors sol, qui ne se retrouvait pas dans les premières conceptions de la Renaissance. Finalement, la troisième nature devient une nécessité pour retrouver un mariage heureux entre la première et la deuxième nature, et retrouver l’harmonie perdue entre l’homme et la nature.
Cette harmonie me semble absolument nécessaire au début du XXI° siècle. En effet, à chaque époque, à travers l’architecture, les architectes ont tenté de faire face à leur monde. Le nôtre a singulièrement changé et offre de nouveaux enjeux, tel que les enjeux écologiques. On peut citer comme exemple l’accès aux ressources naturelles, la santé ou encore la question énergétique, qu’il est primordial de prendre en compte ; Et d’autres questions comme le numérique, l’intelligence artificielle, pas seulement au niveau de la conception mais aussi de l’utilisation de la ville, notamment dans le cadre des smart cities (ou villes intelligentes). La question est finalement : comment allons-nous vivre dans ce contexte de troisième nature ? Voilà pourquoi cette recherche d’harmonie homme-nature me paraît essentielle ; elle me semble être le fondement de l’architecture du XXI° siècle.”
Ce premier livre de votre trilogie est intitulé : Architecture et écologie : comment partager le monde habité ? Avez-vous effectivement réussi à apporter des réponses à cette excellente question ?
G.B. : “C’est l’une des questions posée par cette recherche d’harmonie homme-nature ; une question de partage et d’équité. Autrement dit : comment l’espèce humaine va-t-elle pouvoir continuer à habiter une planète de manière à ne pas le faire au détriment des autres espèces et du monde vivant en général ? Or, tenter de répondre à cette question en amène d’autres, notamment au sujet de la biodiversité.”
Selon vous, quel est le rôle de l’architecture dans l’apport de solutions face à cette crise écologique ? Comment participe-t-elle à préserver notre “maison commune” ?
G.B. : “La part de responsabilité que les architectes ont pour faire face à cette crise écologique est très importante. En effet, aujourd’hui, environ la moitié de l’humanité vit en ville. En 2050, on dit que ce chiffre sera porté au trois-quarts. On voit donc bien que cette troisième nature est, à certains endroits, très majoritairement définie par les constructions de l’architecte, il est donc très important de se saisir de cette question dans le domaine architectural.”
L’idée de mon livre est de répondre à une question que me pose souvent mes étudiants : comment faire en tant qu’architecte pour ne pas aggraver inexorablement une situation à chaque coup de crayon ? Ai-je la capacité d’améliorer la situation dégradée du rapport entre l’homme et la nature ?
Cette question m’a très fortement interpellé et a nécessité la rédaction de ces trois ouvrages. Elle m’a poussé à réfléchir à l’esquisse d’un monde un peu différent de celui que l’on connaît et qui permettrait justement d’avoir un rapport plus équilibré entre l’homme et la nature. C’est pourquoi j’ai travaillé à la manière d’un architecte – avec des dessins, des croquis et du texte – afin d’essayer de livrer cette esquisse pour acter un certain nombre de réalités écologiques.
La première partie de l’ouvrage est un diagnostic. Dans la deuxième partie, on trouve des outils que l’architecte peut utiliser pour y faire face. On peut ainsi citer l’analyse du cycle de vie, qui consiste à considérer un bâtiment, non pas comme un objet inerte que vous livrez juste le jour de son inauguration, mais comme un lieu de vie qui va vieillir et vivre son propre destin jusqu’à un éventuel démantèlement, qui permettra de reconstruire, peut-être, un autre bâtiment. On se retrouve ainsi dans une situation que la nature connaît bien, celle du cycle. Cela est un exemple d’outil de pensée qui permet d’affronter cette question écologique.
Finalement, une troisième partie de ce livre consiste à imaginer que, selon trois échelles, l’architecte pourrait penser ce monde un peu différemment. On pourrait imaginer :
- une échelle continentale et dire qu’à cette échelle-là pourrait s’appliquer une gouvernance fondée sur un collège d’experts (type GIEC).
- Puis, en deçà, l’échelle de la métropole où la politique pourrait jouer un rôle particulièrement actif, à condition que les architectes leur apportent des solutions et que ces solutions soient débattues et choisies par les citoyens.
- Enfin, la micro-échelle, celle dans laquelle nous habitons, où, là, au contraire, ce serait plutôt une gouvernance emmenée par les citoyens, avec une pensée moins normative et davantage de liberté. Avec ces trois échelles et ces types de gouvernance qui doivent pouvoir s’articuler correctement, l’architecte a un vrai rôle à jouer.”
Pouvez-vous nous dire quel est l’état d’esprit des architectes aujourd’hui : sont-ils tous déjà convaincus de l’importance de leur rôle pour affronter la crise économique ?
G.B. : “Si j’ai présenté cette politique d’aménagement du territoire sur des principes différents, c’est parce qu’aujourd’hui, les architectes sont – comme beaucoup de gens – un peu perdus face à la complexité de ces questions ; ils sont devenus davantage des prestataires de service plutôt que des maîtres d’oeuvre qui pensent le monde et qui en offre une restitution qui tire vers le haut. Ce que l’on voit sur internet quand on tape “architecture”, c’est beaucoup de design, d’oeuvres spectaculaires. Mais on sent bien que derrière ces choses spectaculaires, la solution n’est pas là ; ce sont des oeuvres dites majeures dans un monde mondialisé et linéaire : on puise dans la nature, on construit et puis ce qui se passe après, c’est le problème des générations futures…
L’idée de ce livre est de donner une espérance aux étudiants en architecture en leur disant qu’ils ont une responsabilité majeure dans la construction de ces alternatives, au même titre que les ingénieurs, les hommes politiques ou encore les scientifiques. Ils ont cette part de responsabilité mais aussi cette tâche exaltante qui est de construire le monde de nos enfants et de nos petits enfants.”
Mise à part cette question du cycle de vie d’un bâtiment y a-t-il d’autres outils concrets dont les architectes peuvent se saisir pour favoriser l’harmonie de ce rapport homme-nature ?
G.B. : “Il y a en effet beaucoup d’autres questions et outils qui se présentent à l’architecte. Prenons par exemple la question de la biodiversité : ce n’est pas une question uniquement réservée aux naturalistes, aux botanistes et aux scientifiques ; c’est aussi une question qui se pose à l’architecte. Si l’on dit que l’architecture est un objet de culture, le rapport entre l’homme et la biodiversité ou entre l’homme et l’animal est un rapport éminemment culturel. Dans son livre Par-delà nature et culture, l’anthropologue français Philippe Descola a démontré que le rapport à la nature d’un occidental, des peuples animistes, totémistes ou analogistes était d’abord un rapport mental. Ainsi, la production des architectes devrait légitimement être assez différente qu’on la produise à New York ou au fin fond de Bornéo. Or, on assiste aujourd’hui à une sorte d’homogénéisation des réponses architecturales, de bâtiments plus ou moins intelligents du point de vue écologique.
Il est important de préciser que cette approche écologique est d’abord culturelle car cela peut donner lieu à d’importants contresens, dans cet univers mondialisé.”
Pouvez-nous nous donner des exemples de réalisations architecturales qui existent déjà et qui pourraient être des sources d’inspiration pour lutter contre la crise écologique ?
G.B. : “Si l’on voulait donner des exemples de cette approche écologique qui ne soit pas uniquement des exemples de toiture engazonnée ou de panneaux solaires mais une architecture au sens la plus noble du terme dans ces rapports avec la question environnementale, l’exemple qui me vient est l’Université de Dacca au Bangladesh. Elle a été dessinée dans les années soixante par un architecte qui s’appelle Louis Kahn. C’est un bâtiment extraordinaire, extrêmement important pour le Bangladesh car c’était le bâtiment phare de la naissance de cette nouvelle nation. Il a été fait entièrement en briques. Dans les années soixante, on construisait beaucoup en béton, comme Le Corbusier. Mais Louis Kahn en a décidé autrement : en choisissant la brique pour ce bâtiment de très grande taille, il a relancé l’industrie de la brique au Bangladesh qui était en perdition ; c’est un geste de développement durable et d’économie circulaire. Il a donc fait d’une pierre deux coups : la construction de ce bâtiment magnifique qu’est l’Université de Dacca et dans le même temps, la relance économique du pays.
Voilà le talent que peut avoir un architecte quand il pense en termes d’écologie et de développement durable.
Plus près de nous, il y a des architectes qui font des choses tout à fait remarquables. Je voudrais citer Peter Zumthor, qui est un architecte suisse et qui construit des bâtiments extrêmement contemporains mais qui ne peuvent être réalisés presque que par des artisans. Je voudrais également citer Diébédo Francis Kéré, architecte burkinabé, qui travaille en Afrique et qui a la particularité de faire participer tous les villageois à ses constructions contemporaine, basée sur des savoirs ancestraux : le passé est convoqué pour construire l’avenir. Pour finir, je voudrais citer Alejandro Aravena, architecte chilien, qui fait participer là aussi les habitants à la définition même du programme de leurs logements ; une partie de ces logements est d’ailleurs finie par les habitants eux-mêmes au gré de leur nécessité.
Voilà plusieurs exemples actuels d’architectes intéressants ; là, on peut vraiment parler d’architecture et non pas seulement de bâtiments technologiques ou de design.”
C’est sans doute le moment de nous donner la définition de ce qu’est l’architecture pour vous !
G.B. : “En effet ! Quand on parle d’architecture, on se demande de quoi l’on parle. Parle-t-on de bâtiments remarquables ? D’espaces ? On peut dire que l’architecture est la plus-value du bâtiment : ce n’est pas ce qui est apporté uniquement par la matérialité du bâtiment mais par son ambition et par la définition que ce bâtiment donne de lui-même. Chaque bâtiment, quand il est dans cette hauteur architecturale, invente ses propres règles et s’inscrit véritablement dans le monde. Ce n’est pas un objet en plus mais un objet qui change un peu l’histoire et la géographie qui l’entoure. C’est une définition universelle et historique de l’architecture qui tient assez bien la route, surtout à une époque comme la nôtre où les enjeux sont autrement plus importants que de savoir si le bâtiment doit être de tel ou tel style ou de telle ou telle couleur.”
Avez-vous une idée de ce que va être le futur de nos villes ? Qu’est-ce qui émerge, aujourd’hui ?
G.B. : “La question du futur en architecture est une question de prospective. Les architectes sont assez bien armés puisque quand on produit des plans, on se projette, on projette l’habitat du client dans le futur, même si c’est un futur assez proche, de quelques années, généralement. La question du futur est donc importante chez l’architecte et il a une certaine aptitude à se projeter dans l’avenir. Dès lors, on peut se demander comment les architectes voient le futur et quel type de propositions ils peuvent faire. Très majoritairement, les architectes proposent une architecture qui s’inscrit dans ce qu’on appelle les smart cities ou “villes intelligentes” : une ville qui fonctionnerait en interaction quasiment permanente avec l’habitant. On le voit déjà via l’utilisation des smartphones dans certaines situations, la numérisation des transports (Uber), par exemple, etc.
Finalement, en extrapolant cela, on va arriver à une ville qui serait sans doute excluante ; seuls les personnes hyper connectées et habituées au high-tech pourraient y habiter. Or, la ville devrait être accessible à tous, ainsi cette question de ville intelligente est un futur qui n’est pas inintéressant mais qui, sous peine d’exclusion, représente un avenir pas forcément souhaitable.
Il est nécessaire de réfléchir à un type de ville qui puisse convenir à tous, et je crois que cette ville-là doit se fonder sur d’autres rapports de solidarité, d’autres règles, qui doivent s’inventer un peu tous jours telles que des règles de voisinage, d’échange, de solidarité, etc. Cette manière de voir, un peu low-tech (basse technologie) est peut-être plus apte à créer une ville différente, vivable pour tous.”
Et quel pourrait-être le bâti, dans cette ville low-tech et solidaire ?
G.B. : “Je vais donner un exemple concret de cette ville low-tech, qui m’est arrivé. J’habite une maison en Ile-de-France entourée d’une clôture. Or, il y avait un trou dans cette clôture et ma femme m’a demandé de la réparer. Il se trouve que mon fils avait repéré un hérisson qui passait par ce trou – sans doute était-ce lui qui l’avait fait – pour aller de chez la voisine à chez nous, pour étendre son espace vital. Or, cette voisine est une dame âgée qui vit seule et qui est ravie que mon fils vienne la voir ; mon fils est ravi de pouvoir rencontrer le hérisson et ce dernier est sûrement ravi de disposer d’un espace plus grand. Finalement, j’ai proposé à ma femme de ne pas réparer ce trou mais plutôt d’enlever purement et simplement la clôture. Voilà quelque chose d’assez simple à faire, qui améliore les liens entre voisins, mais aussi l’environnement et qui est un acte architectural. Le fait qu’il y ait une clôture ou pas de clôture, cela définit une architecture. C’est un petit exemple de cette manière de penser assez différente d’une architecture high-tech, uniquement fondée sur des connexions et des flux numériques.
Je pense également à cet atelier que j’ai animé pour le Centre de la Transition Écologique auprès d’universitaires de haut niveau. Je leur ai posé une question assez simple : si vous vouliez faire construire votre propre maison par un architecte, et que vous rencontriez deux architectes qui s’affichent en tant qu’écologistes, le premier vous proposerait des solutions high-tech, très technologiques pour gérer votre maison, optimiser les flux et donc offrir une écologie économique sur votre budget ; et le deuxième serait, lui, beaucoup plus low-tech et proposerait des techniques prouvées et anciennes. À quel architecte confieriez-vous la conception de votre maison ?
C’est une question qui m’est posée tous les jours par mes clients et à laquelle il est intéressant d’essayer de répondre en tant qu’architecte.”
À qui s’adresse votre livre ?
G.B. : “Ce livre est un cours. Il s’adresse donc principalement à des étudiants en architecture. Toutefois, j’ai voulu qu’il puisse être lu par des étudiants de toute discipline, qu’ils suivent des études d’ingénieurs, de management etc. J’ai voulu aussi que les personnes qui se posent des questions d’architecture puissent également le lire. Toute la question était d’avoir à la fois un niveau scientifique suffisant, tout en étant accessible au plus grand nombre. Ce livre n’est pas un guide mais il essaie d’esquisser une pensée différente pour essayer d’entrevoir un monde différent de celui dans lequel on est, tout en gardant les mêmes constituants.”
Si j’ai cru le finaliser pour mes étudiants en architecture, c’est plutôt en tant que praticien que je l’ai écrit : est-ce que l’architecture que j’ai faite quand j’étais plus jeune est différente de celle que je produis maintenant ? Valide-t-elle cette esquisse d’architecture nouvelle que j’appelle de mes vœux ?
C’est encore un peu tôt pour que cette architecture écologique se mette en place mais il y a déjà de nombreux exemples existants dans le monde qui laissent espérer des pistes et des solutions nouvelles !”