Face à la prolifération des écrans et aux problèmes de société posés par l’hyperconnexion, l’association Lève Les Yeux (LLY) part à la « reconquête de l’attention ». Yves Marry, cofondateur, propose des chroniques sur l’impact de la technique dans nos vies. Ci-dessous, il questionne sur l’usage des écrans par les enfants et les adolescents.
Vous voulez nous parler du rapport entre écrans et enfants ?
Oui, en m’excusant par avance du tableau quelque peu effrayant que j’en vais en dresser. On m’a fait remarquer que mes chroniques pouvaient être quelque peu anxiogènes à force de souligner les maux (M-A-U-X) du numérique, et peut-être pas assez les sources d’espoir. Alors promis, la semaine prochaine on parlera solutions et on tentera d’instiller de l’optimisme… mais aujourd’hui, désolé, cela ne va pas être agréable à entendre…
Alors, que font les écrans aux enfants ?
Et bien, observons tout d’abord combien de temps passent les enfants devant des écrans : cela commence dès les premières années, avec une exposition quotidienne, au moins à la télévision, pour une majorité de bébés de moins de deux ans. Ensuite, pour les enfants de moins de huit ans, la moyenne d’exposition atteint 3h par jour, puis 4h45 entre 8 et 12 ans, 7h pour les 13-16 ans et enfin 11h45 pour les 16-24 ans… sur des journées, donc, de 17 heures éveillées.
La gravité des effets sera essentiellement liée à l’âge, plus ou moins précoce, et au temps d’exposition. Avant 5 ans, pour rappel, l’OMS recommande le moins d’écran possible…
Commençons par le sommeil, gravement amputé par les écrans, alors même qu’il constitue le socle de la santé et du développement de l’enfant. Lors d’une intervention récente avec mon association auprès d’une dizaine de collégiens, la moitié m’a affirmé se coucher régulièrement après 4h du matin, après des heures de séries Netflix ou de parties de jeux vidéos en ligne.
On ajoutera ensuite la hausse de l’obésité et des problèmes cardio-vasculaires afférents, car bien sûr, le temps devant un écran est un temps immobile, le plus souvent avachi.
Au-delà de ces impacts purement sanitaires, il y a la « cognition » de l’enfant, qui est rudement mise à mal par les écrans. Outre la vue, en chute libre, il y a la baisse de la capacité de concentration, de la mémoire, de la capacité d’apprentissage, du langage, et donc in fine de l’intelligence… toutes ces dimensions étant, bien sûr, liées.
Voilà pourquoi le neuroscientifique Michel Desmurget parle de « Fabrique du crétin digital », la psychologue Sabine Duflo de « neurotoxicité » des écrans et, plus récemment encore, dans un ton tout aussi joyeux, le sociologue français Fabien Lebrun titre son ouvrage : « On achève bien les enfants. Écrans et barbarie numérique ».
Les impacts sont-ils différent selon les usages ?
Oui, à l’évidence, tous les usages ne se valent pas. Mais malheureusement, il n’y a pas grand chose à espérer de ce côté-là. On s’en doute, enfants et ados ne se ruent pas sur les fiches Wikipédia ou les documentaires Arte… Non, à plus de 90%, ils passent leur temps devant des vidéos, jeux vidéos et réseaux sociaux. Et puisque l’objectif des industriels du numérique est de capter l’attention, et de la garder, il faut des contenus toujours plus « excitants », à même de satisfaire les bas instincts… Vous l’aurez compris, les vidéos violentes et pornographiques ont davantage la côte que les conférences du Collège de France et les concerts de musique classique.
Ainsi Fabien Lebrun montre qu’en repoussant sans cesse les limites de la décence pour capter de l’audience, les contenus numériques « détruisent les garde fous civilisationnels ». Cyberharcèlement, haine en ligne et abrutissement vont croissants à mesure que les contenus sont toujours plus tournés vers la satisfaction des pulsions.
Désolé pour ce triste tableau, mais nous ne vivons pas à l’époque enchantée de l’éducation 4.0 que le Gouvernement et le secteur de la « Ed Tech » espère désespérément nous vendre, en remplaçant les cahiers par des écrans. Non, nous vivons à une époque où des émissions comme Les Marseillais et Touche pas à mon poste font des records d’audience, où des filles toujours plus jeunes s’exposent toujours plus dénudées sur Tik Tok pour recueillir des likes, où l’âge moyen d’accès aux premières images pornographiques ne cesse de baisser, pour atteindre 10 ans aujourd’hui, où l’on a jamais eu autant d’amis sur Facebook et autant de gens souffrant de la solitude (5 millions en France en 2018, une hausse de 20% en deux ans)…
Oui, désolé pour ce triste tableau, mais sans doute faut-il affronter le réel si l’on souhaite le soigner ?
Cette chronique a été diffusée dans la matinale du 16/11/2020 sur RCF.