Ce que révèlent les « raisons d’être » pompeuses – Pierre-Yves Gomez

29 Mar, 2023 | ÉCONOMIE

Plutôt que d’inviter les dirigeants à mener des actions à côté de leur activité principale, la notion de « sociétalisation » des entreprises les invite à adapter tout leur modèle de production, rappelle dans sa chronique l’économiste – et co-initiateur du Courant pour une écologie humaine – Pierre-Yves Gomez.

“Nous vivons un bouleversement socio-économique inverse, aussi lent mais aussi radical dont la « sociétalisation » est l’expression : celui de sociétés qui, après l’exubérance économique de la deuxième partie du 20ème siècle, doivent trouver un chemin de prospérité dans la sobriété.”

En modifiant l’article 1833 du Code civil, la loi Pacte de 2019 a consacré la distinction entre l’intérêt social de l’entreprise et celui de ses actionnaires. La jurisprudence l’avait établie depuis longtemps mais la loi a permis de franchir une étape symbolique dans la « sociétalisation » des entreprises, c’est-à-dire dans leur devoir d’adapter les offres aux attentes environnementales et politiques de la société.

La notion d’intérêt social n’ayant néanmoins pas été définie, ce n’est toujours qu’a posteriori que l’on pourrait juger si une stratégie a servi l’écosystème de l’entreprise plutôt que l’intérêt actionnarial ou un autre intérêt. La loi invitait donc les entreprises à clarifier a priori leur intérêt social en introduisant dans l’article 1835 du Code civil, la possibilité de se doter d’une « raison d’être ».

Quand les raisons d’être sont insignifiantes

Quatre ans plus tard, l’enthousiasme qu’avait pu susciter cette perspective est un peu retombé. Dans les faits, beaucoup de raisons d’être promulguées par les entreprises (même quand elles n’ont pas le statuts d’entreprise à mission) habillent de rhétoriques pompeuses à caractère parfois messianique, parfois infantiles, des ambitions sociétales suffisamment nébuleuses pour ne pas contrarier l’activité courante et leur être opposées en cas de litige. Par charité, je ne donne pas d’exemples, je suis sûr que le lecteur s’en charge déjà…

Les dirigeants entendent donc demeurer maîtres de leurs choix économiques et de leurs stratégies, peu importe la raison d’être.

Les plus conservateurs d’entre eux s’en félicitent en arguant que, dans la dure compétition mondiale, l’économie a sa logique, celle de la production rentable et du profit ; ce principe doit rester le guide de leurs décisions. Se doter d’une raison d’être assez floue est un artifice commode permettant de poursuivre le business as usual.

Le fond du sujet : comprendre la sociétalisation

Or ils se trompent sur le sens de la sociétalisation. Ils n’y voient que l’expression capricieuse de groupes de pression environnementalistes ou politiques cherchant à perturber l’activité « normale » de l’entreprise pour imposer des revendications plus ou moins extravagantes. Ils ne voient pas que l’on a changé d’époque.

Car la sociétalisation ne se résume ni à des réclamations extra-économiques, ni à un jeu d’enfant. Elle traduit d’abord les nouvelles tendances de la demande sur les marchés pour des produits plus durables, des services moins consommateurs d’énergie ou des pratiques plus respectueuses des personnes. Ces exigences anticipent une économie qui devra s’ajuster inévitablement à des conditions climatiques, démographiques et géopolitiques inédites. Dans ce monde contraint, la création de valeur économique s’évaluera par l’impact positif de l’entreprise sur son écosystème.

Les exigences écologiques ou sociales à l’égard des producteurs annoncent et contribuent à la transformation inévitable de la consommation, comparable à celle qui a débuté dans les années 1930. À l’époque, les revendications sociales et politiques concernant l’accroissement des revenus ou la sécurité sociale, que nombre de patrons considéraient déjà comme farfelues, préparaient la consommation de masse et la société de loisirs qui assurèrent la croissance jusqu’à aujourd’hui.

Nous vivons un bouleversement socio-économique inverse, aussi lent mais aussi radical dont la « sociétalisation » est l’expression : celui de sociétés qui, après l’exubérance économique de la deuxième partie du 20ème siècle, doivent trouver un chemin de prospérité dans la sobriété.

La raison d’être, miroir du dirigeant

Revenons à l’entreprise : se doter d’une raison d’être précise et impliquante peut lui donner une chance de mobiliser les énergies de ses communautés de travail pour proposer les innovations, les produits et les services répondant autant à leur disponibilité à des prix abordables qu’à une utilité réelle et durable, incluant un effet environnemental positif. Une chance, autrement dit, de réaliser les bifurcations de modèles d’affaires qui, tôt ou tard s’avéreront nécessaires. Une chance aussi d’attirer des talents créatifs ou des engagements fidèles.

Face à un tel enjeu, la plus ou moins grande pertinence de la « raison d’être » affichée par l’entreprise s’avère déjà un indicateur utile : il permet d’apprécier le degré de compréhension par ses dirigeants de la révolution économique en cours et des opportunités qu’elle offre. Plus la raison d’être est insignifiante et les engagements banals, plus l’insuffisance (ou le cynisme) des dirigeants est manifeste et peut être jugé par la société. Ainsi même les tentatives pour lui échapper participent à la sociétalisation des entreprises.


Version originale de l’article publié le 21/03/2023 dans Le Monde


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