Alexis Milcent, fondateur de La Fontaine & Cie, s’appuie sur le roman Climats d’André Maurois pour tirer des leçons sur une compétence qui semble cruciale aujourd’hui : savoir s’adapter.
Ce qui m’attriste quelque fois, c’est de penser que l’apprentissage est si long.
Climats, André Maurois
Introduction
Nous accueillons un nouveau mentor cette semaine en la personne d’André Maurois. L’académicien, ancien président de l’association France – États-Unis, signe avec Climats un roman d’amours contrariés.
L’ouvrage se construit en deux pans : une première lettre de Philippe racontant son amour tragique avec la radieuse – et finalement énigmatique à ses yeux – Odile ; une seconde lettre d’Isabelle narrant sa rencontre et son mariage avec Philippe.
Il faut attendre la toute fin du roman pour en comprendre le titre avec cette occurrence de “climat” (dans notre extrait) au sens bourguignon de terroir mêlant les conditions physiques d’un territoire et ses contraintes invisibles (“micro-climat”).
Lorsque j’anime des Fresques du Climat, les participants pensent rarement au volet “adaptation” que suggère l’exercice : le climat évolue, il faut s’adapter.
En entreprise, le contexte est mouvant, les collègues changent, les demandes clients se métamorphosent : en quelque sorte c’est l’adaptation permanente.
En quoi les pages d’André Maurois nous aident-elles à y voir plus clair sur cette compétence devenue cruciale ?
Extrait
“— Et maintenant, Philippe, qui est la reine ? »
Il hésita un instant, puis dit en me regardant :
« C’est vous.
— Moi ? Mais je suis déchue depuis longtemps.
— Vous avez peut-être été déchue, oui, parce que vous étiez jalouse, mesquine, injuste. Mais depuis trois mois vous avez été si courageuse, si simple, que je vous ai rendu votre couronne. D’ailleurs vous ne pouvez pas imaginer combien vous avez changé, Isabelle. Vous n’êtes plus la même femme.”
Moi ? Mais je suis déchue depuis longtemps
Nous voilà plongés d’emblée dans le sujet. C’est un fait, Isabelle s’est adaptée, passant de reine à rien. Et elle s’est installée dans sa déchéance.
La phrase marque à la fois le mouvement de descente – une plateforme en (M) d’abord avec l’interrogation montante, puis une glissade en (J) et (S) pour atterrir sur des petits rebonds en (D) et (T) – et l’enkystement dans la déchéance avec le chiasme “suis déchue” / “depuis”, ajoutant le temps long dans l’état. L’absence de point d’exclamation ajoute à la violence du propos, comme prononcé avec une distance froide et résignée.
Isabelle s’est tant adaptée qu’elle s’identifie à son nouveau statut : elle est positivement la déchue.
=> Quels sentiments mettons-nous dans nos propres phénomènes d'adaptation : est-ce une aventure ouverte à de nouvelles découvertes ? Est-ce une résignation moribonde ?
Je vous ai rendu votre couronne
Il va falloir s’y faire, Philippe peut paraître ici odieux à bien des égards : chacun fera sa lecture.
La surprise vient ici que l’adaptation est telle qu’Isabelle ne s’est pas rendue compte de son retour en grâce. De là l’émergence d’une double problématique : la perception juste du contexte auquel il faut s’adapter et la continuation de l’adaptation.
Isabelle n’a pas envisagé la réversibilité de sa déchéance et n’a pas prêté attention à l’évolution du contexte. Il s’agit donc d’être constamment vigilant et de s’assurer de la bonne compréhension du problème. L’adaptation est par nature un concept fuyant : l’environnement évoluant continuellement, c’est continuellement qu’il faut s’adapter.
=> Sommes-nous attentifs à l'évolution de notre environnement de travail ? Avons-nous les moyens - au sein de l'équipe par exemple - de vérifier que notre perception de la réalité à laquelle s'adapter est la bonne ? Après des transformations, veillons-nous à réactualiser le statu quo ?
Vous n’êtes plus la même femme
Un autre trait de ce cher Philippe qui se montre successivement prompt à juger, autoritaire, manipulateur. Il a le mérite de poser une bonne question : faut-il s’adapter à tout, et notamment tous les comportements ?
=> Prenons-nous le recul nécessaire pour identifier des lignes rouges au-delà desquelles il n'est pas question de s'adapter ? Comment évaluons-nous les injonctions permanentes à l'adaptation ?
Au fond, une femme vraiment amoureuse n’a jamais de personnalité
Là aussi, l’outrance du propos pousse à la réflexion : jusqu’où s’adapter ?
“Au fond, une femme…”. Le “je” d’Isabelle a disparu.
À noter la récurrence du thème des profondeurs : au fond et l’indétermination totale avec l’article indéfini “une” pour finir sur la négation de la personne : jamais de personnalité.
Isabelle pose très clairement la question de la persistence de la singularité dans l’adaptation. Il en va du respect des personnes bien sûr ; mais, plus philosophiquement, l’anéantissement du sujet éteint l’adaptation puisque Maurois nous a montré que c’était un processus continué qui suppose une conscience de l’autre et du monde. Il convient donc de piloter l’adaptation pour ne pas qu’elle en devienne contre-productive, et dans certains cas, mortifère.
=> Comment cultiver la singularité personnelle dans un monde qui réclame l'adaptation ? Comment éviter l'homogénéisation des équipes ? Comment travailler la souplesse tout en conservant une structure solide ?
Qu’est-ce qu’il faut faire ?
Après avoir démonté les arcanes de l’adaptation, ses enjeux et ses limites, André Maurois passe au plan d’action.
Isabelle reprend des couleurs en nous proposant une méthode :
- examiner les besoins de la situation : vous avez besoin de fidélité et de tendresse
- choisir parmi l’arsenal des solutions : moi j’ai choisi la part de la fidélité, qui était plus proche de ma nature
- envisager l’innovation : j’accepte cette autre (…) avec résignation, avec joie
Si les solutions proposées peuvent être discutées, Isabelle, dans ce parcours, retrouve la première personne du singulier. C’est là les lignes où l’on a la plus forte densité de “je”.
=> On y revient, comment s'assurer d'une adaptation consciente ? Comment s'imposer le recul nécessaire sur la situation, sur ses propres atouts, sur les disruptions ouvertes par la nouvelle donne ?
Eux seuls nous font vivre dans une certaine atmosphère (…) dont nous ne pouvons nous passer
Isabelle nous permet de mieux appréhender les raisons de ces adaptations à outrance. Avant la disparition du “je”, il y a un attachement malsain qui conduit, comme par hypnose, à l’adaptation constante dans le souci de conserver cet élément perçu comme vital.
“Pourvu que nous puissions les garder, les conserver, le reste, mon Dieu, qu’est-ce que cela peut faire ?”
C’est la peur de manquer d’air (“atmosphère”) qui ruine l’adaptation, la crainte du déracinement (“climats”), l’effroi toxique du néant (“nous avons besoin d’eux”).
=> Sommes-nous libres face aux situations ? Sommes-nous conscients de nos peurs et de nos attaches ? Revisitons-nous nos croyances ?
Est-ce que vous croyez possible, chéri, que deux êtres soient parfaitement unis, sans un nuage ?
La réponse de Philippe situe la question d’Isabelle dans le cadre d’un dialogue et ouvre le sujet de l’adaptation interpersonnelle : comment s’adapter à autrui dans le cadre d’un échange courtois – au sens moderne – d’une heure ?
Autrement dit, comment s’adapter à un collègue pendant une réunion ? (car c’est finalement à quoi Philippe a réduit la conversation, n’est-ce pas ?)
L’adaptation à une nouvelle situation peut se faire sur le moyen / long terme (“l’apprentissage est long”), mais la relation interpersonnelle exige de la réactivité. Pour filer la métaphore de l’orchestre utilisée par Philippe, il est alors bon de disposer d’une partition avec des lignes guides claires qui permettent soit de moduler l’expression, soit, si nécessaire, d’improviser.
=> Avons-nous défini ce cadre en équipe pour faciliter l’adaptation les uns aux autres ? Y a-t-il un minimum de règles communément admises qui aident tant à l’expression de chacun qu’à la canalisation des autres ?
Poursuivez votre lecture des travaux d’Alexis Milcent : Oser la vulnérabilité #Aragon