Comment faire quand ça va pas ? #LaFontaine&Cie

14 Août, 2024 | ART & COMMUNICATION, TRAVAIL

Alexis Milcent, fondateur de La Fontaine & Cie, se base sur une fable de Jean de La Fontaine (1621-1695) – Le Renard, les Mouches et le Hérisson, treizième fable du livre XII – pour ouvrir une réflexion utile à la vie de tous en entreprise !

Aux traces de son sang, un vieux hôte des bois,
Renard fin, subtil et matois,
Blessé par des Chasseurs, et tombé dans la fange,
Autrefois attira ce parasite ailé
Que nous avons mouche appelé.
Il accusait les Dieux, et trouvait fort étrange
Que le sort à tel point le voulut affliger,
Et le fit aux mouches manger.
Quoi ! se jeter sur moi, sur moi le plus habile
De tous les hôtes des forêts ?
Depuis quand les Renards sont-ils un si bon mets ?
Et que me sert ma queue ? Est-ce un poids inutile ?
Va ! le ciel te confonde, animal importun ;
Que ne vis-tu sur le commun !
Un hérisson du voisinage,
Dans mes vers nouveau personnage,
Voulut le délivrer de l’importunité
Du peuple plein d’avidité :
Je les vais de mes dards enfiler par centaines,
Voisin Renard, dit-il, et terminer tes peines.
Garde-t’en bien, dit l’autre ; ami, ne le fais pas :
Laisse-les, je te prie, achever leur repas.
Ces animaux sont soûls ; une troupe nouvelle
Viendrait fondre sur moi, plus âpre et plus cruelle.

Nous ne trouvons que trop de mangeurs ici-bas :
Ceux-ci sont courtisans, ceux-là sont magistrats.
Aristote appliquait cet apologue aux hommes.
Les exemples en sont communs,
Surtout au pays où nous sommes.
Plus telles gens sont pleins, moins ils sont importuns.

Jean de La Fontaine

Une fable sartrienne ?

La fable aurait-elle inspiré le théâtre de Jean-Paul Sartre ?

Il arrive que La Fontaine en appelle à trois personnages dans ses apologues. Mais plus souvent, il joue sur le contraste du duo : Le Lièvre et la Tortue, Le Corbeau et le Renard, Le Rat de Ville et le Rat des Champs… 

Il y a donc une singularité à avoir trois protagonistes dans la fable, comme dans Huis-Clos de Jean-Paul Sartre.

D’ailleurs, voyez l’alternance des jeux d’alliance qui n’est pas sans rappeler la pièce de théâtre : 

  • le Renard est seul d’abord, les Mouches sont reléguées à la toute fin du cinquième vers et de la phrase.
  • puis vient l’antagonisme entre le Renard et les Mouches (“Quoi, se jeter sur moi !”)
  • s’en suit une alliance entre le Hérisson et le Renard (“terminer tes peines”)…
  • … de courte durée puisque le Renard prend le parti, contre-nature, des Mouches (“Laisse-les, je te prie”)

Le trio, dans son instabilité permanente, marque bien la signature de Sartre : l’enfer, c’est les autres où finalement on s’entre-dévore : les mouches se repaissent du renard qui est un prédateur du hérisson qui entend “enfiler par centaines” les “parasites ailés“.

=> La morale de la fable renvoie immédiatement à l'économie de nos équipes en entreprise. Comment se vit la collaboration ? Est-on dans l'affrontement à l'instar des trois protagonistes, ou bien dans un écosystème harmonieux - que ces mêmes personnages auraient pu figurer ?

Une fable sartrienne ? (bis)

Dès lors qu’on évoque Sartre et Huis Closil faut aussi faire référence à sa première pièce de théâtre : Les Mouches (1943).

Et c’est ce détour qui nous ramène à l’origine du texte : Jean-Paul Sartre nous donne sa version du déchirement des Atrides à Argos, où Clytemnestre et son amant Egisthe ont tué Agamemnon (le mari de Clyt’) et réduit sa fille Électre en esclavage. Mais voilà qu’Oreste, après 15 ans d’absence, surgit tel Léon Marchand du fin fond des profondeurs et veut venger son père et sa sœur dans une ville envahie par les mouches envoyées par Jupiter (en même temps, c’était trop simple…).

Bref, notre Renard et ses Mouches viennent tout droit des mythes argiens, relayés par Esope et Aristote. La première version de la fable, retrouvée dans un manuscrit, marque bien cette ascendance :

Un Renard tombé dans la fange

Et des Mouches presque mangé,

Trouvait Jupiter fort étrange,

De souffrir qu’à ce point le sort l’eût outragé.

Là où ça devient croustillant, c’est qu’Oreste tue effectivement Clyt’ et Egisthe. Dans la version de Sartre, Oreste doit faire un choix face à Jupiter : se repentir et prêter allégeance ou bien choisir la liberté au risque d’endurer les mouches. 

Le dramaturge révèle donc que les ressorts de notre triviale histoire de Renard, de Mouches et de Hérisson se jouent autour des thèmes du retour sur soi, de la réflexion personnelle, de l’auto-analyse psychologique (repentir), et donc de la liberté.

=> Interrogeons-nous systématiquement le sous-jacent des situations que nous rencontrons en entreprise ? Est-ce une habitude que d'aller chercher et vérifier le "sous-texte" propre aux circonstances et qui dicte pour un peu notre comportement ou celui de nos collègues ?

Renard fin, subtil et matois

Il y a beaucoup à dire sur l’incipit de la fable où La Fontaine, dans cinq vers seulement, déploie des trésors de dramaturgie pour ferrer notre attention.

  • Aux traces de son sang” : on commence immédiatement avec une tonalité tragique, première référence aux Atrides, qui capte l’attention du lecteur
  • Comme déjà vu plus haut, La Fontaine crée un suspense en ne révélant les Mouches qu’à la toute fin de la phrase, suscitant une tension narrative “Aux traces de son sang… attira ce parasite ailé… mouche appelé
  • Il y a déjà mille péripéties : un renard, bien caractérisé, dans les bois, blessé par des chasseurs, tombé dans la boue, etc. La Fontaine apporte toute une profondeur narrative qui éveille l’imagination et suscite l’intérêt

En réalité, nous sommes bien à l’Acte I, scène I d’une tragédie où l’auteur installe magistralement son unité de temps, de lieu et d’action. On n’est plus sur le fait divers froid et objectif. La Fontaine pose l’ambition de son apologue : telle une tragédie antique ou une oeuvre de son contemporain Racine – peut-être se moque-t-il d’ailleurs de l’historiographe de Louis XIV -, la fable a une vocation cathartique, avec pour objectif de nous édifier. 

=> Attention au sous-texte (ancrage vertical), mais également attention au contexte (panorama horizontal) : portons-nous attention à la profondeur narrative des situations, en fait aux circonstances, à l'environnement de nos réunions en entreprise ? Sommes-nous sensibles au "bois", à la "fange", à la scène qui constitue toujours le théâtre de nos échanges professionnels ?

Renard fin, subtil et matois (bis)

Sur le fond, notre incipit ne manque pas de nous faire réfléchir également. À n’en pas douter, Compère Renard est mal en point.

Pourtant, toujours sur ces cinq vers, on peut faire le compte des éléments positifs, des aides, et des éléments négatifs, des difficultés :

Aux traces de son sang, un vieux hôte des bois,
Renard fin, subtil et matois,
Blessé par des Chasseurs, et tombé dans la fange,
Autrefois attira ce parasite ailé
               Que nous avons mouche appelé.

En gras, les éléments résolument négatifs. En italiques, les actifs de notre renard. En police normale, les aspects neutres. On constate un certain équilibre dans cet arsenal.

Quid de “tombé dans la fange” ? 
C’est un élément indécis : certes ce n’est pas plaisant, mais la boue est aussi ce qui peut permettre au Renard de se défaire des Mouches et de panser ses plaies. Il revient au goupil de prendre la décision et d’interpréter cette situation. De la même manière “que nous avons mouche appelé”, c’est le fait du Renard que de nommer la situation, de l’interpréter et d’en faire le meilleur jus. S’il transforme la boue en onguent, il renverse intégralement les équilibres.

La Fontaine nous plonge dans la tragédie grecque et donne à voir un Renard des meilleurs aux prises avec un destin implacable. Mais il nous montre aussi les clés de la liberté.

=> Quand la situation est compliquée et l'horizon bouché, comment réagissons-nous ? Quand tout semble contre nous, cherchons-nous tout de même les éléments qui peuvent s'avérer des auxiliaires précieux ? Et quel regard portons-nous sur le plus abject (ici la fange) ?

“Il accusait les Dieux”

Fin, subtil et matois” mais surtout imbu de lui-même. On voit bien que le Renard ne se remet pas en cause : le repentir n’est pas sa chose. C’est le “Sort”, les “Dieux”, Jupiter, les circonstances, la faute à pas de chance qui pousse le meilleur des meilleurs, “le plus habile de tous les hôtes des forêts” dans ces retranchements. Dans sa misère, il ne se défait pas de son caractère hautain et critiquent ceux-là même qui partagent sa condition. Il est comme aveuglé, de la boue dans les yeux.

Le Renard nous aide à cartographier les postures inutiles (la fable se fait une nouvelle fois tragédie : elle montre pour édifier) :

  • la négation de la situation : fuir la réalité et tout préférer à la recherche d’une solution (ce passage occupe quasiment le double de l’incipit – 9 vers contre 5)
  • la déresponsabilisation : rechercher un bouc émissaire (“Il accusait les Dieux”)
  • la réassurance : malgré les difficultés, afficher sa superbe et rassurer sur ses capacités (“Et que me sert ma queue…”)
  • la diversion : pointer vers un autre problème, un autre débat, une autre polémique (“Que ne vis-tu sur le commun ?“)
=> La Fontaine nous renvoie une question bien simple : comment réagissons-nous quand les circonstances ne sont pas avec nous ? Analysons-nous notre part de responsabilité ? Quels sont nos automatismes et vont-ils vers la recherche d'un bouc émissaire ? Sommes-nous lucides sur l'état et sur les solutions à explorer ?

“Garde-t’en bien, dit l’autre ; ami, ne le fais pas.”

Voici donc notre Hérisson, ingénu puisque “Dans mes vers nouveau personnage”, qui vient proposer son aide désintéressée.

Notre Renard reste dans sa posture : l’orgueil l’empêche de saisir l’occasion. Il répond avec un zeste de suffisance, de fausse proximité et de satisfaction du raisonnement porté : en proie aux Mouches, agonisant, mais intelligent prétendument. C’est comme un pli dont le Renard ne parvient pas à se défaire. Rien ne le fait sortir de son clan. Il colle à sa posture comme les Mouches à ses plaies.

=> Savons-nous accueillir l'aide qui vient ? (on peut relire la vulnérabilité chez Aragon ici)

“Plus telles gens sont pleins, moins ils sont importuns”

Le Renard est donc sa propre Mouche. Il se repaît de lui-même, il est l’archétype de la suffisance. En un mot, un ego à quatre pattes. Faut-il donc être Hérisson et vouloir socialiser avec ce type de personnage ?

La Fontaine semble nous encourager à laisser faire.

“Courtisans”, “Magistrats”, “Les exemples en sont communs”il faut les laisser faire et les laisser se rengorger : ils seront moins pénibles que si nous essayons de les ramener à la civilisation. 

Car le Renard est seul, dans un système purement auto-suffisant :  il n’y pas d’échanges dans son monde, ce qui n’est pas très bon pour le commerce.

Le Hérisson est, lui, homme de service, prêt à faire du stock et à le mettre en vitrine (“je les vais de mes dards enfiler par centaines”) mais c’est perte de temps face à un tel caractère.

La Fontaine refait donc une cartographie des modes de fonctionnement inter-personnels :

  • la boucle fermée : le Renard, qui s’isole de tout échange avec l’extérieur.
  • la prédation : Chasseurs et Mouches préemptent sans redonner
  • le don : le Hérisson propose ses services sans rien attendre en retour
  • l’échange : modalité la plus compliquée, peut-être représentée ici par la figure de La Fontaine lui-même, porté par son patronyme (le cycle de l’eau) et présent discrètement mais intentionnellement dans l’apologue (“Dans mes vers nouveau personnage”)qui nous donne son travail, nourrit son lecteur, et en tire quelques réflexions personnelles, gloire et subsides.
=> Sommes-nous Renard, Mouches, Hérisson ou La Fontaine ?


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