Comment l’Ingénu développe son génie #Voltaire

4 Juil, 2024 | ART & CULTURE, TRAVAIL

Alexis Milcent, fondateur de La Fontaine & Cie, propose une promenade avec Voltaire – dont nous fêtons les 330 ans en 2024 – via l’analyse du onzième chapitre de L’Ingénu : comment l’Ingénu développe son génie.

Comment l’Ingénu développe son génie : l’histoire

Rapide résumé : l'Ingénu est un Huron fraîchement débarqué du Canada à Saint Malo. Il y est adopté, baptisé, marié. Il renvoie les Anglais à la mer, ce qui lui vaut d'être invité à Versailles. En chemin, il parle avec des Huguenots, et le voici en prison avec un dénommé Gordon pour conspiration avec les Protestants.

La lecture agrandit l’âme, et un ami éclairé la console. Notre captif jouissait de ces deux avantages, qu’il n’avait pas soupçonnés auparavant. « Je serais tenté, dit-il, de croire aux métamorphoses, car j’ai été changé de brute en homme. » Il se forma une bibliothèque choisie d’une partie de son argent dont on lui permettait de disposer. Son ami l’encouragea à mettre par écrit ses réflexions. Voici ce qu’il écrivit sur l’histoire ancienne :

Je m’imagine que les nations ont été longtemps comme moi, qu’elles ne se sont instruites que fort tard, qu’elles n’ont été occupées pendant des siècles que du moment présent qui coulait, très peu du passé, et jamais de l’avenir. J’ai parcouru cinq ou six cents lieues du Canada, je n’y ai pas trouvé un seul monument ; personne n’y sait rien de ce qu’a fait son bisaïeul. Ne serait-ce pas là l’état naturel de l’homme ? L’espèce de ce continent-ci me paraît supérieure à celle de l’autre. Elle a augmenté son être depuis plusieurs siècles par les arts et par les connaissances. Est-ce parce qu’elle a de la barbe au menton et que Dieu a refusé la barbe aux Américains ? Je ne le crois pas : car je vois que les Chinois n’ont presque point de barbe, et qu’ils cultivent les arts depuis plus de cinq mille années. En effet, s’ils ont plus de quatre mille ans d’annales, il faut bien que la nation ait été rassemblée et florissante depuis plus de cinquante siècles.

Comment l’Ingénu développe son génie : l’analyse d’Alexis Milcent

Le chapitre précédent nous a appris l’emprisonnement de l’Ingénu. Ainsi première surprise : l’Ingénu développe son génie en prison. C’est sous la contrainte et non dans toutes ses péripéties précédentes que le quidam développerait son génie.

=> comment utilisons-nous les entraves quotidiennes pour développer notre zone de génie ?

Attention, Voltaire multiplie les marques de son ironie :

  • un ingénu, c’est d’abord un homme libre au sens latin et étymologique (Dictionnaire Littré). Il n’est donc d’ingénu en prison.
  • cette question du comment, si elle peut être celle de l’entrepreneur, n’est pas celle du philosophe que le seul pourquoi anime.
  • le jeu de mots Ingénu / génie prend toute sa saveur après les aventures du protagoniste qui fait montre de bon sens plutôt que de génie (c’est Gordon qui le dit).
  • le titre est un alexandrin contrarié, sans césure à l’hémistiche, faussant le miroir que se tend l’Ingénu

Dès lors, il faut prendre cette méthodologie avec des pincettes et aiguiser notre esprit critique.

=> dans un environnement d'entreprise où pullulent les modèles, les concepts, les canevas, et les mots à la mode, comment parvenons-nous à conserver notre libre arbitre ?

“La lecture agrandit l’âme et un ami éclairé la console”

Voltaire donne immédiatement une réponse à la question précédente en donnant ces deux clés : la lecture et la discussion avec autrui. 

Et le texte de nous aider à clarifier la nature de ces deux activités :

  • la lecture, c’est une prise de recul (Une chose me frappe surtout sur cette ancienne histoire de Chine) sur un contenu varié (Il se constitua une bibliothèque choisie d’une partie de son argent). C’est donc une pensée et non une consommation.
  • la discussion, dans l’échange entre l’Ingénu et Gordon, c’est un espace de paroles et de silence, où peuvent s’exprimer tour à tour des désaccords et des ententes : Sans vous, mon cher Gordon, je serais ici dans le néant.
=> prenons-nous le temps de nourrir notre pensée puis de la partager ? Sommes-nous équipés pour ce faire ? Disposons-nous des structures qui permettent ces échanges dans l'entreprise ?

“Son ami l’encouragea à mettre par écrit ses réflexions”

Voltaire établit un cercle vertueux, et c’est peut-être en cela que le génie se développe : l’Ingénu réfléchit, échange, et en vient à poser ses réflexions par écrit. Et François Arouet d’écrire à Jacob Vernes en 1767, la même année que la publication de L’Ingénu : “j’écris pour agir”.

Le philosophe constitue donc une véritable méthode, étape par étape :

  • je lis pour nourrir ma pensée d’horizons divers,
  • j’échange mon point de vue pour enrichir ma compréhension,
  • j’écris pour cristalliser mon propos,
  • j’agis.
=> Chez Voltaire, il y a la volonté d'établir un dessein pour nourrir le passage à l'action. La réflexion ne vient pas analyser par anticipation l'action à poser. Elle s'en détache pour d'abord poser un projet qui déclenche l'action comme par automatisme. Sommes-nous au clair avec le projet de l'entreprise ? Est-il nourri d'horizons divers et d'échanges avec nos parties prenantes ?

“Ah ! S’il nous faut des fables, que ces fables soient l’emblème de la vérité !”

En bon mentor, Voltaire montre l’exemple et passe à l’action. Il agit en partageant son propos, et pas de meilleure méthode selon lui qui de raconter, de donner à voir par le biais d’une histoire honnête : J’aime les fables des philosophes, je ris de celles des enfants, et je hais de celles des imposteurs.

=> Il en va donc d'une certaine sincérité dans le propos et dans l'histoire que nous racontons. Ce processus décrit par Voltaire permet aussi de s'approprier le projet, de le faire sien. Sommes-nous parfaitement alignés avec les histoires que nous racontons ?

“Je tremble d’avoir laborieusement fortifié des préjugés.”

Voltaire a montré l’exemple en nous faisant goûter une histoire, et nous voyons, lecteurs, comment nous adhérons à son propos ; et Voltaire, toujours en bon pédagogue, nous montre le risque à ne pas suivre sa méthode : c’est Gordon qui prend conscience qu’il a pu passer à côté de la plaque.

Là encore, l’altérité est clé pour développer son “génie”. Gordon a certes eu accès aux lectures, à l’écriture, mais c’est la première fois qu’il est en situation d’échanger avec le tout autre. Toute similitude avec le phénomène des bulles informationnelles liées aux algorithmes des réseaux sociaux n’est probablement pas fortuite.

=> comment nourrissons-nous l'altérité dans nos organisations pour en développer le génie de l'intelligence artificielle ?

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