En avril 2023, le Courant pour une écologie humaine a organisé un forum à la Roche-sur-Yon intitulé De quel numérique l’humanité a-t-elle besoin ?. Tugdual Derville, co-initiateur du Courant pour une écologie humaine (CEH), propose quelques pistes pour agir concrètement sur la régulation de notre usage quotidien du numérique.
Le progrès numérique
Tugdual Derville, co-initiateur du CEH : “Au sein du Courant pour une écologie humaine, nous sommes très attachés aux chemins de transformation personnelle de chacun et aussi au sentiment que l’on ne peut pas cheminer seul mais que l’on doit agir ensemble, jusqu’à avoir une approche métapolitique. Les regards croisés de chaque intervenant de ce forum – Anne de Pomereu, Fabien Lebrun et Olivier Rey – nous incitent à prendre en main notre destin sans céder aux maximes fatalistes du type on n’arrête pas le progrès.
Si le “progrès” devient régression, si c’est lui qui nous arrête dans notre humanisation et nous fige, nous devons poser dessus un regard critique. L’être humain, l’homo faber, élabore des outils qui le dépassent. Mais à partir du moment où ces outils – en passant de la technique à la technologie – deviennent ceux de la société écranique, à partir du moment où nous sommes victimes d’une sorte de paradoxe – une fenêtre s’ouvre sur le monde grâce au numérique et en même temps, nous avons plongé dans un individualisme mortifère – nous devons être en état d’alerte.
Constater les dégâts liés au numérique
Alors que faire ? Je pense qu’un point majeur est de constater les dégâts dans notre mode de fonctionnement. Au plan personnel, pour commencer, ainsi qu’au niveau de nos communautés d’appartenance (couple, famille, école, entreprise…). Chacun fait une introspection.
Dans La France contre les robots (1944), Bernanos écrit :
« La Civilisation des machines a besoin, sous peine de mort, d’écouler l’énorme production de sa machinerie et elle utilise dans ce but – pour employer l’expression vengeresse inventée au cours de la dernière guerre mondiale par le génie populaire – des machines à bourrer le crâne. »
Je pense que c’est effectivement ce que nous subissons.
Reconnaissons notre addiction au numérique ; reconnaissons que nous avons des shots de dopamine réguliers et que nous en faisons un usage compulsif. Les conséquences qui génèrent cette prise de conscience sont les suivantes : perturbations relationnelles liées à notre addiction aux écrans, capacité de travail réduite, perte de contrôle de notre usage et du temps que nous y consacrons, minimisation du problème – le propre de ceux qui sont addicts et qui ne veulent pas reconnaître ! -, l’irritabilité quand on nous pique nos machines ou qu’elles tombent dans l’eau, par exemple, etc.
Première victoire : la reconnaissance de notre aliénation mortifère.
Mettre en oeuvre des critères de discernement
Je proposerais trois critères de discernement :
- Passer de l’aliénation à la libération,
- passer de l’enfermement à l’ouverture,
- Passer du repli sur soi à la relation.
La technologie nous libère-t-elle ou nous aliène-t-elle ? Est-ce qu’elle nous enferme ou nous ouvre sur les autres, le monde, la connaissance ? Quelle part de créativité y met-on ? Peut-être est-ce différent de consommer passivement ou de créer des contenus ? Est-ce qu’elles nous permettent d’entrer en relation ou, au contraire, nous replient sur nous-mêmes au point de nous cacher pour les utiliser ?
À chacun de se poser la question de son usage.
Établir un plan de bataille pour réguler son usage du numérique
Ce plan de bataille – à la fois personnel et commun – peut passer d’abord par la (re)conquête du for intérieur.
« L’homme n’a de contact avec son âme que par la vie intérieure. Et dans la civilisation des machines, la vie intérieure prend peu à peu un caractère anormal. »
Georges Bernanos
Cela peut passer par le jeûne d’écran pour se reconnecter, de temps en temps, au corps, au temps, à l’espace. Et en n’hésitant pas à se faire aider : pour se déconnecter, la volonté ne suffit pas, nous a dit Anne de Pomereu.
Ivan Illich propose un technojeûne. Au fond, on dénonce une pandémie écranique ! Pour la contrer, cela nécessite des mesures de distanciation digitale.
Cela va nous obliger à remplir le vide ainsi créé. Peut-être cela va-t-il consister à renoncer à externaliser dans le digital des choses que l’on a envie d’apprendre par cœur ?
Autre point d’importance : passer de l’attention captée à l’attention donnée. La passivité que nous subissons devant nos écrans, peut faire place à une attention qui est donnée. Cela veut dire sans doute renoncer à l’usage des écrans pour nous détendre. Il y a 1000 autres façons constructives de se détendre que de subir nos écrans ! Ça veut dire aussi renoncer à tuer le temps dans les files d’attente, d’accepter de s’ennuyer.
« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre »
Blaise Pascal
Consentir, donc, à renoncer à tous ces divertissements qui tuent notre vie intérieure. J’aime beaucoup Philippe Pozzo di Borgo. Il fait ce qu’il appelle sa pause Pozzo. Il s’agit juste d’être là, ici et maintenant. Et le goûter, s’en délecter sans autre distraction.
Passer de l’attention captée à l’attention donnée nécessite également de vivifier nos relations.
Dernier point : assumer la dimension communautaire de ce chemin de transition vers la désescalade numérique. Les Alcooliques Anonymes se réunissent pour pouvoir, ensemble, résister. Si nous avons subi l’emballement écranique, une des clés pour reprendre notre destin en main, c’est l’amitié (conjugale, fraternelle, au travail…)
Jacques Ellul, l’un des grands penseurs critiques de la technique, nous dit l’Amitié est une arme de résistance contre l’empire de la technique. On a besoin d’un alter ego, d’un regard, auquel rendre des comptes sur les chemins de transition.
Numérique : trouver ensemble des règles de gouvernance
Deux réflexions pour conclure. Gilles Hériard-Dubreuil nous disait à quel point il était surprenant que, sur un enjeu aussi fort de l’arrivée massive des technologies de l’information numérique, il n’y ait pas eu de débat démocratique.
Ces techniques imposées et irrépressibles méritent d’être contestées, à hauteur d’homme (pour commencer) : à nous d’inventer une gouvernance dans le couple, au sein de la famille, dans les endroits où nous travaillons… que faisons-nous de ces outils : quand s’en déconnecte-t-on ? Pour combien de temps ? Discutons-en entre nous !
Gilles Hériard-Dubreuil, qui travaillait beaucoup sur les territoires contaminés par Tchernobyl, m’a raconté qu’il avait été momentanément désespéré de l’impuissance supposée de son action. Et il avait été consolé en réalisant qu’il n’était pas chargé du tout, mais que ce qu’il faisait n’était pas dérisoire.
Au sein du Courant pour une écologie humine, nous avons cette conviction que les petits pas nous allons faire, avec une vision politique plus globale, bien sûr, n’ont rien de dérisoires.”