Un nombre croissant d’entreprises intègrent davantage une dimension solidaire dans leur stratégie client. Ces orientations parient sur un cercle vertueux entre approche solidaire du business et performance[1].
NOUVELLE APPROCHE MARKETING DES ENTREPRISES ENVERS LES CATÉGORIES DE POPULATION CONSIDÉRÉES COMME FRAGILES
La crise économique actuelle a montré que de nombreuses entreprises concentrent leurs efforts et leurs produits vers les clientèles des classes moyennes et supérieures, celles-ci étant considérées comme solvables. Les approches marketing habituelles, en particulier dans le domaine des services, sont finalement assez homogènes et ciblent toutes les mêmes types de clients. Un changement est cependant entrain de s’opérer. Certains secteurs économiques ont pris conscience des limites de cette stratégie : Cette approche concentrée sur les clients les plus rentables a laissé de côté les catégories de populations considérées comme « fragiles », et par conséquent, des personnes qui pourraient devenir clients si celles-ci avaient accès à des offres adaptées à leurs contraintes et à leur budget. La crise économique actuelle a renforcé cette analyse. Plusieurs entreprises réfléchissent donc à la façon dont elles pourraient le mieux s’adresser à ces populations.
Ces entreprises ont en effet pris conscience que plusieurs catégories de personnes sont en situation de fragilité. Ces fragilités sont diverses. Elles peuvent être économiques (pauvreté), financières (malendettement), culturelles (illettrisme, non maîtrise du français, difficulté à utiliser les outils numériques et les automates), administratives (absence d’adresse stable, de papiers en règle), sociales, (isolement, veuvage), liées à un handicap physique ou mental etc. Ces fragilités peuvent être structurelles – par exemple liées au vieillissement – ou conjoncturelles, liées à un accident de la vie : divorce, perte d’emploi, maladie…
En 2011, environ 14% de la population française souffrait d’illettrisme. Le taux de divorce était de 48% et le nombre de couples non mariés qui se séparent bien plus élevé[2]. Selon différentes estimations, le handicap et les inaptitudes liées au vieillissement peuvent osciller entre 10 à 30% de la population. Selon les fragilités considérées, le nombre de personnes concernées peut être évalué de 15 à 20% de la population.
Ces quelques données montrent que les différentes situations de fragilité ne sont pas limitées aux « pauvres », aux « précaires » ou « exclus » mais à des catégories entières de personnes. Une entreprise ne peut négliger autant de personnes sans se couper d’une grande partie de la population et sans risques à long-terme. De fait, une entreprise a-t-elle pour rôle de ne s’adresser qu’à une petite partie des consommateurs ou a-t-elle intérêt à être accessible au plus grand nombre ?
« Une entreprise a-t-elle pour rôle de ne s’adresser qu’à une petite partie des consommateurs ou a-t-elle intérêt à être accessible au plus grand nombre ? »
MONTÉE EN PUISSANCE DE L’ECONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE
Parallèlement, la montée en puissance de l’économie sociale et solidaire (ESS), qui représente 10% de l’activité économique en France illustre aussi ce phénomène. L’apparition en 2012, d’un Ministère dédié à l’Economie sociale ainsi que la promulgation récente d’une loi visant à organiser le secteur de l’ESS s’avèrent par ailleurs être des indices de son importance.
De ce fait, les entreprises opérant dans le secteur marchand et les acteurs de l’ESS se rapprochent et collaborent en vue du bien-être des plus fragiles. Certes, les marges sur ces segments de clientèle sont faibles pour les entreprises du domaine marchand. Les modèles économiques classiques ne marchent pas. Mais des solutions existent pour permettre l’accès au service de l’entreprise aux populations fragiles. Cela contribue à diminuer leur fragilité – isolement, non accès à certains services, malendettement- et à mieux les intégrer dans le circuit économique normal.
Dans le cas de personnes fragiles, le fait d’avoir accès à des services dans des conditions abordables et adaptées enclenche un cercle vertueux : la personne se trouvera dans un état moins fragile grâce à la solution apportée, Cette dernière aura davantage de marges de manœuvres financières ou autres (gain de temps, sécurité, intégration, socialisation, etc.). Ses problèmes s’en trouveront amoindris, (ce qui diminue encore sa fragilité), son autonomie et sa capacité à utiliser des services accrues et ainsi de suite.
Par exemple, l’absence de compte bancaire est une fragilité forte. Quand des banques permettent d’accéder à un compte bancaire et des équipements de base (carte bleue à autorisation systématique, par exemple) dans des conditions simples et peu coûteuses, celles-ci contribuent grandement à l’insertion du client. Il pourra alors effectuer des démarches telles que s’abonner à un téléphone portable. Un client sans compte bancaire se verra refuser un abonnement mobile et devra se cantonner à des cartes mobiles prépayées plus onéreuses à l’unité.
DÉVELOPPEMENT DE L’APPROCHE « CLIENTS FRAGILES » EN FRANCE
On pourrait croire que cette approche « clients fragiles » est propre à des pays émergents. Par exemple, le micro-crédit a d’abord été connu du grand public grâce à Muhammad Yunus, fondateur de la grameen Bank au Bengladesh. (La Grameen Bank). Cette dernière a distribué des micro-crédits à des personnes très pauvres dans ce pays, leur donnant accès à des financements dont elles étaient exclues jusque-là. Or, ces démarches ne se cantonnent pas à des pays émergents. En France, des projets associant grandes entreprises et acteurs de l’ESS se sont développés dans les domaines de la banque, de la téléphonie, de l’énergie etc. Dans tous les cas, des services adaptés sont proposés – crédit adapté, offre téléphonique low cost (à tarif réduit), tarif social d’énergie ou d’eau… Par ailleurs, des acteurs de l’ESS partenaires de ces entreprises accompagnent les clients dans leur usage du service : éducation budgétaire, aide à l’usage des outils dématérialisés, aide aux démarches, médiation sociale etc.
MISE EN PLACE DE CELLULES D’ECOUTE ET D’ACCOMPAGNEMENT DES CLIENTS FRAGILES
Par exemple, des entreprises spécialisées dans de différents domaines (énergie, eau, transport, courrier et banque) ont créé ensemble des Pimms (points information médiation multi-services), lieux de médiation sociale où leurs clients fragiles peuvent être conseillés et aidés dans leurs démarches plutôt que de voir leurs problèmes s’aggraver. L’accompagnement du Pimms permet ainsi à des personnes fragiles de sortir de situations difficiles et à l’entreprise de mieux prendre en compte ses clients vulnérables. Dans un autre cas, plusieurs établissements de crédit orientent les clients connaissant des difficultés (reports d’échéances de crédit, voir impayés) vers une plateforme de soutien, voir une association externe d’éducation budgétaire, afin de prévenir les problèmes et accompagner ces personnes vers des solutions adaptées.
IMPLICATION DES EMPLOYÉS AU SEIN DES ENTREPRISES
Cette approche solidaire de la relation client motive souvent une grande partie des employés des entreprises concernées à travailler pour un employeur prenant en compte des personnes en situation de fragilité. Dans plusieurs banques, par exemple, des salariés ont été volontaires pour participer à des ateliers budgétaires organisés par des associations partenaires. Ils ont ainsi accompagné des personnes fragiles pour mieux gérer leur budget et ainsi mieux faire face à leurs difficultés. Cette stratégie « clients fragiles » est aussi positive dans les relations de l’entreprise vis-à-vis des pouvoirs publics, de l’opinion publique, des autres clients et des communautés locales. Par exemple, des collectivités locales peuvent soutenir un partenariat entre une entreprise et une association d’insertion sociale. Les jeunes diplômés regardent de plus en plus les actions de responsabilité sociale de futurs recruteurs et cet aspect devient un réel critère pour attirer les meilleurs candidats.
Enfin, une réelle politique d’économie solidaire permet aux grandes entreprises et aux acteurs de l’ESS d’apprendre à travailler et à innover ensemble !
[1]Cette contribution reprend un article que Christel Koehler a publié dans Responsables n° 421, la revue du MCC, en décembre 2013: http://www.mcc.asso.fr/Responsables-no421
[2]Ces chiffres sont repris d’une étude Ailancy-Koïnè Conseil du 7/11/13 à laquelle l’auteur a participé. Le nombre de séparations hors mariage est estimé en 2010 à 50% de séparations avant les 5 ans du premier enfant