À la suite de la cinquième soirée de la Form’action Cap 360° qui avait pour thème “Donner et échanger“, les trois co-initiateurs du CEH, Tugdual Derville, Pierre-Yves Gomez et Gilles Hériard Dubreuil ont apporté un éclairage aux questions qui se posaient encore.
“Donner et échanger” : on peut appréhender ce thème de manière très personnelle ou très morale. Il faut aussi l’entendre du point de vue global, de la société. En fonction de la façon dont on donne ou on échange, se construisent des sociétés différentes.
Question : est-il possible d’éclaircir le lien entre le thème “Donner et échanger” et le phénomène de créolisation, développé par Édouart Glissant ?
Gilles Hériard-Dubreuil : “Nous essayons de voir en quoi cette dynamique de “donner et échanger” va constituer une société. Édouard Glissant montre que les cultures ne se fondent pas uniquement sur la tradition mais aussi à travers les frottements avec des personnes qui ont des cultures et des historiques différents. Cela va créer du nouveau, une sorte d’extension de l’humanité. On a l’exemple avec le jazz. On a aussi l’exemple des périphéries où chacun apporte sa contribution à la co-construction de l’entité commune. Chez Édouard Glissant, on a un autre regard de ce qu’apporte la pluralité des peuples et des cultures.”
Tugdual Derville : “Dans la musique, on a une multitude d’échanges qui font naître comme une culture nouvelle. En Europe, la découverte de l’art chinois a conduit à des « chinoiseries », comme on les appelle : tous les artistes se sont mis à reprendre des éléments de l’art chinois pour leurs œuvres. Quand on arrive dans une belle famille, il y a un « métissage », on s’adapte, on change et on invente en créant une nouvelle famille, à base de notre héritage. Une famille qui ne se métisse pas n’existe pas, elle se détruit, se focalise. On est toujours obligé d’avancer avec ce système universel.”
Question : est-ce que l’hyper connectivité favorise le don et l’échange ?
Pierre Yves Gomez : “Il ne faut pas confondre le lien avec le don et l’échange. Le fait que l’on soit relié, c’est une chose. Mais qu’il y ait des actes volontaires de donner, de recevoir, de participer à une société, c’est autre chose. Ce sont deux dimensions différentes. On est donc effectivement reliés par les machines mais il y a aussi le fait d’entrer dans ce système de donner, recevoir et rendre ; d’en être le sujet et pas simplement un des éléments. C’est important de ne pas amalgamer toutes les relations possibles au fait de donner, de recevoir et de rendre et de se poser comme sujet d’un échange.”
Tugdual Derville : “J’observe chez les jeunes générations un phénomène autour d’internet lié à la musique. Les jeunes utilisent une musique pour la détourner, la transformer, renvoient cette musique à l’auteur principal, qui peut la valoriser ; on a une émulation entre musiciens sous forme de dons et d’échanges avec une apparence de gratuité (même s’il y a des retombées commerciales possibles). On voit des parrainages qui font naître des « jeunes pousses » plus vertes que ceux qui ont déjà de la notoriété.”
Pierre Yves Gomez : “C’est un bon exemple car dire que l’on est connecté avec internet ne nous dit pas ce que l’on en fait. Avec l’exemple de Tugdual, on voit ce que l’on peut faire. Il ne faut pas être obnubilé par la connectivité technique. Ce n’est pas parce que l’on est en contact qu’on effectue un échange. Ici, dans cet exemple, on devient sujet, on fait quelque chose dans la connexion.”
Gilles Hériard-Dubreuil : “La technique est toujours neutre ; l’important est ce que l’on en fait. Elle ne construit pas en elle-même l’humanité. Cela ne suffit pas d’avoir des dispositifs techniques.”
Tugdual Derville : “Dans certains cas, ce n’est pas toujours si neutre. Il y a des techniques qui tournent au nombrilisme et qui enferment plus qu’elles ne relient.”
Gilles Hériard-Dubreuil : “En effet : c’est le cas quand on fait des recherches sur Google par exemple. On est identifié par rapport à nos goûts et nos choix. On fini par ne plus trouver que ce que l’on a envie de trouver et on se ferme ainsi au nouveau, à l’inconnu.”
Question : comment situer le renouveau du troc dans le thème « donner et échanger » ?
Pierre Yves Gomez : “Le troc est une forme d’échange marchand sans monnaie. Cela est donc plus lié à l’échange qu’au don. Les monnaies locales sont un autre sujet : elles servent à faire consommer dans un espace local. Elles sont appelées « monnaies locales » à tord et devraient plutôt être appelées « unités de compte locales ». Cela participe à créer des relations parce que nous échangeons des objets et/ou du savoir et cela s’inscrit plutôt dans la relocalisation des échanges que comme une alternative économique.”
Question : à quel moment émerge cette société de l’individualisme intégral ?
Pierre Yves Gomez : “L’émergence d’une idéologie prend des siècles. La question de l’individu se pose clairement à partir du XVIIème siècle. Des philosophes comme Descartes, Hobbes et Rousseau, fin XVIIIème, représente un mouvement de ce grand courant qui considère la société comme pouvant être pensée comme une construction contractuelle imaginaire : les citoyens seraient des individus qui accepteraient librement de vivre dans une société, au terme d’un contrat – c’est la grande idée du contrat social. La société n’est donc plus que le produit de la volonté des individus au lieu d’être un donné à la naissance (je nais quelque part sans l’avoir choisi).”
Gilles Hériard-Dubreuil : “L’ouvrage de Rémi Brague « Le règne de l’Homme » publié aux éditions Gallimard me parait être une bonne référence et une enquête historique extrêmement serrée sur les conditions d’émergence de ce qu’il appelle « le projet moderne ».”
Question : un groupe de personnes peut-il arrêter la dette d’un autre groupe ou d’une société ?
Pierre Yves Gomez : “Oui, c’est ce que fait le Pape lorsqu’il demande pardon ou une nation quand elle fait un devoir de mémoire dans le cas d’un génocide.”
Question : l’apport du Christianisme est “donner et pardonner” ou “donner sans attendre en retour” ?
Pierre Yves Gomez : “C’est un grand débat de philosophe : est-ce que le don chrétien est un don gratuit ? Je suis de ceux qui pensent que non : le don de Jésus sur la Croix est un don pour le salut. Le don gratuit implique que l’on agisse par pure volonté personnelle et en se moquant complètement du retour. Or, je pense que dans le don chrétien, il y a toujours le désir de l’amour en retour. À travers le don, je m’ouvre au retour de l’autre ; on est toujours sensible au retour que l’autre va faire, s’il va en bénéficier et grandir. ”