Dans le cadre du parcours Cap 360°, Pierre-Yves Gomez, économiste et co-initiateur du CEH, analyse l’apport de l’échange et du don dans nos sociétés, de l’ère primitive à nos jours.
Pierre-Yves Gomez : “L’homme est un animal social. Cela signifie qu’un individu ne peut pas vivre seul, non seulement parce qu’il dépend des autres pour survivre mais aussi parce qu’une partie de son activité intellectuelle dépend des autres. Ce sont eux qui lui permettent de s’épanouir en tant qu’être humain.
Cela signifie que pour qu’il y ait Homme, il faut qu’il y ait société. Et la question que l’on se pose depuis des milliers d’années est de savoir comment se fonde une société et qu’est ce qui fait que les êtres humains restent ensemble et produisent une société qui permet l’épanouissement de chacun.
L’ensemble des anthropologues et des spécialistes des sciences politiques sont unanimes pour dire que ce qui fait société, c’est la circulation des choses entre les êtres humains. Pour qu’une société existe, il faut non pas que chacun reste dans son « île déserte » mais que l’on puisse communiquer en échangeant des choses, que ce soient des objets, des services, des informations… C’est l’échange qui fait la société.
On peut donc caractériser une société sur la façon dont les choses circulent.
Donner, recevoir, rendre : l’anthropologie du don dans les sociétés primitives
Un grand sociologue du nom de Marcel Mauss a montré que dans toutes les sociétés primitives (par « primitif », entendre « ce qu’il y a de premier »), on a eu une forme de circulation des objets selon trois temps, toujours identiques : donner, recevoir, rendre. Il est obligatoire de donner pour faire partie de la société, que ce soit quelque chose pour accueillir quelqu’un, un enfant pour entrer en relation avec une autre famille, des guerriers pour entrer en relation avec un autre clan… Nous sommes également dans l’obligation de recevoir car un cadeau non reçu exclurait le donateur et serait extrêmement insultant. Puis, dès lors que l’on a reçu et accepté, on est dans l’obligation de rendre.
La notion d’obligation est importante. Mauss montre donc que cela est vrai également en Polynésie, en Mélanésie, au Canada : on trouve partout la même structure de circulation des objets qui trame l’essentiel des relations sociales et qui fait donc qu’une société existe. Dans ces sociétés, l’échange marchand est très marginal et sert essentiellement à entrer en relation avec des sociétés étrangères qui n’ont pas mêmes codes – et à qui on ne sait donc pas quoi donner – on passe donc par le truchement de l’argent.
Cette triple obligation de donner, recevoir, rendre qui fonde les sociétés primitives va durer l’essentiel de l’histoire de l’humanité.
Recevoir, donner, pardonner : les révolutions de la société chrétienne
Un deuxième moment important a été l’apparition de christianisme en Occident. Il va introduire une nouvelle dimension anthropologique dans cette logique du “donner-recevoir-rendre”. Il va plus exactement la changer en une nouvelle logique : “recevoir-donner-pardonner”.
La première révolution chrétienne est de partir du « recevoir » : c’est parce que l’on a reçu que l’on peut donner. Et tant que l’on n’a pas conscience d’avoir reçu et d’être humblement dépendant de celui qui nous donne, on ne peut pas donner.
La deuxième révolution chrétienne amène le « pardonner ». Qu’est-ce que pardonner sinon “couper la dette” ? De la même manière que recevoir est être en dette, pardonner est pouvoir d’arrêter une dette. Ce moment inaugure une nouvelle façon de comprendre la société et fait notamment émerger la notion de personne. Dans la période précédente, l’être humain est noyé dans le groupe et n’existe que par rapport à celui-ci. C’est le cas en Grèce, par exemple : si l’on veut vraiment condamner quelqu’un, on l’exile, ce qui est pire que la mort. En sortant la personne du groupe, de la société, de la cité, cette personne n’existe plus. On peut citer l’exemple d’Œdipe lorsqu’il est chassé de Thèbes. Avec le moment chrétienne naît la notion de personne qui existe dans le groupe mais aussi indépendamment du groupe. Quand elle pardonne, elle a la capacité en tant que personne de pouvoir arrêter la dette. Il y a donc une vraie révolution anthropologique. Cette société chrétienne, qui va durer au moins mille ans en Europe occidentale, est fondée sur une autre logique que la logique primitive et va séparer la notion de marché de la notion de don. L’échange marchand existe mais est réservé à une partie de l’activité.
Le don remplacé par le marché et l’État : la société de l’individualisme intégral
À partir du XVème siècle en occident va émerger une nouvelle conception de la société. On va se mettre à penser à une société qui serait fondée sur la libre adhésion de chaque individu au « contrat social » : les personnes isolées les unes des autres n’accepteraient d’être en lien avec les autres que par pure volonté : c’est la société individualiste. Le don va alors être réinterprété. Il est vu comme une libre volonté du donateur de faire le don et une libre volonté du récipiendaire de l’accepter. Ici, pas de notion d’obligation ni de devoir ; on va considérer que le don est pur précisément parce qu’il est libre, ce qui inverse totalement les logiques précédentes. Ce n’est plus le don qui fait circuler les objets (et donc qui fonde la société), mais le marché. Les relations interindividuelles vont également de plus en plus se fonder sur le marché ainsi que sur l’État. Celui-ci va capturer une partie des revenus des individus pour les reverser par la redistribution (impôts). Cette société moderne est donc à la fois une société du marché et de la puissance publique.
Voilà donc trois étapes qui ont construit notre société occidentale : une étape primitive de “donner-recevoir-rendre”, qui se change en une étape chrétienne de “recevoir-donner-pardonner” qui assure la circulation des objets à côté de la circulation marchande. Puis, la circulation marchande va prendre de plus en plus d’importance et la part du don va se réduire. C’est l’émergence d’une société de l’individu, supposé isolé du groupe (contrairement à la personne).
Voilà une histoire de ce qu’a été l’évolution de notre société occidentale à partir du partage. Le partage et l’échange sont toujours importants mais on a des sociétés de partage et de don et des sociétés où l’échange marchand est premier, dominant.
Voilà finalement comment la science, à la fois anthropologique, sociologique et politique a pu comprendre l’existence et le maintien des sociétés par la circulation des objets qui peuvent donc circuler de façons très différentes.
Dangers de l’individualisme intégral
L’individualisme intégral est cette société qui émerge en occident à partir du XVème siècle et qui est fondée sur l’idée que l’individu est la plus petite partie de la société. Dans les temps primitifs, la plus petite partie de la société est le clan. Dans les temps chrétiens, c’est la personne, mais celle-ci est toujours reliée à un groupe. On peut maintenant imaginer la société comme composée de particules élémentaires. À partir de cet individualisme élémentaire, on peut penser l’individu comme seul et penser une société comme une libre coordination d’individus.
Le risque de Robinson (Crusoé), c’est de devenir fou. Le risque de la particule élémentaire est de devenir folle, ce que Michel Houellebecq montre bien dans son roman homonyme. L’individu isolé d’un groupe devient fou car il doit toujours inventer sa norme et pourquoi il agit. Pour s’en sortir, soit il copie les autres – il n’y a pas plus moutonnier que la société individualiste qui se repère à la masse – soit il devient fou ! D’où le fait qu’anthropologiquement, la notion de personne est plus juste que la notion d’individu. Ce qui veut dire que le don “recevoir-donner-pardonner” est plus juste que le don moderne “je ne donne que si je veux, je ne reçois que si je veux, je ne rends que si je veux” car ce dernier effrite la société. Paradoxalement, pour que le don soit juste et créé du social, il faut qu’il soit une obligation.”