Dynamiques du commun

24 Fév, 2021 | SOCIÉTÉ DE BIEN COMMUN, TÉMOIGNAGES

À l’occasion de la parution de l’ouvrage « Dynamiques du commun – entre État, Marché et Société » aux éditions de la Sorbonne, nous avons interviewé l’un des co-auteurs, Gilles Hériard Dubreuil, qui se trouve être également l’un des co-initiateurs du Courant pour une écologie humaine.

Notre approche est une sorte de dynamique sociale du commun qui est à l’origine d’une recomposition de la Société et, progressivement, d’une reformulation de l’ensemble de ses enjeux (relations sociales, avec la nature…). C’est une manière de redéfinir toutes les dimensions du vivre ensemble.

Gilles Hériard Dubreuil

Gilles Hériard Dubreuil, 63 ans, est expert et chercheur. Il travaille depuis une trentaine d’années sur des questions qui touchent aux crises environnementales et à la gouvernance des entreprises à risque (nucléaire, agricole).

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à la notion du commun ? 

Gilles Hériard Dubreuil : « C’est venu progressivement. Je travaille sur des activités qui sont à la source de toutes sortes de difficultés – parce qu’elles provoquent des catastrophes ou de vives réactions dans la population ou encore parce qu’il ne va pas de soi de les mener. Cela fait donc une trentaine d’années qu’avec des collègues chercheurs, philosophes, sociologues, juristes, etc. nous essayons de réfléchir, de comprendre, de donner du sens à toutes ces questions qui sont posées par le développement technique et ses conséquences.

Le programme Trustnet, monté avec d’autres en 1996, a été l’élément déclencheur de mon intérêt pour les communs. On y travaillait sur les questions de gouvernance des activités à risque. Progressivement est arrivée cette question du commun. »

Qu’est-ce que vous appelez les activités à risque ? 

G. H-D. : « Toute activité comporte des dimensions de risque, mais dans notre monde moderne, nous avons des activités technologiques qui peuvent avoir des conséquences très positives (considérées comme très utiles) mais qui peuvent provoquer des catastrophes pour les personnes.

Par exemple, si je construis un barrage, il permet de générer de l’électricité dans des conditions qui respectent (plus ou moins) l’environnement. Mais s’il s’effondre, saute ou se brise, il s’agit d’une très grosse catastrophe. Or, souvent, juste après une grosse explosion, on soigne les blessés, on enterre les morts, on fait son deuil et on reconstruit quelque chose. Mais il y a des phénomènes qui ont des conséquences à très long terme – leurs effets continuent de se produire sur des dizaines d’années et même au-delà des générations humaines. Difficile alors de reconstruire « comme avant. »

Pour vous donner des exemples concrets d’activités à risque, parmi les questions sur lesquelles je travaille actuellement, il y a des pollutions agricoles – ayant des effets à très long terme – et les déchets radioactifs, objets que nous avons contribué à créer et que nous avons aujourd’hui sur les bras. On essaye de leur donner une place dans des conditions qui n’altèrent pas la sûreté, la santé, l’environnement des générations actuelles et de celles à venir. »

Comment avez-vous fait pour passer de ces activités à risque à cette notion de commun ? Quel est le lien ? 

G. H-D. : « Lorsque l’on développe une activité qui comporte des risques ou des impacts possibles, se pose la question du vivre ensemble et de la façon dont on mène cette activité.

Généralement, dans nos Sociétés, nous traitons cette question en nous appuyant sur l’État. Il met en place des règles de fonctionnement, de sécurité, de sûreté pour ces installations, à travers des moyens de mesures, de surveillance, etc.

Dans bien des cas, on se dit que l’État s’en occupe bien, grâce, notamment, aux ingénieurs qui surveillent les installations classées en France, etc. Mais en réalité, très souvent, cela ne permet pas d’arriver à un état de tranquillité personnelle. Ces activités à risques sont-elles réellement justifiées ?

Traditionnellement, dans une Société moderne, les deux modes de coordination qui existent sont l’État ou le Marché. Or, à partir du moment où l’on commence à rencontrer des problèmes, les conditions d’une confiance sociale s’altèrent. Se pose alors la question de la coordination : quel nouveau mode choisir ?

C’est en ça que les communs nous ont intéressés. Ils se sont présentés comme un mode complémentaire – sinon alternatif – de l’État et du Marché. Ils représentent une autre forme de coordination qui ne fait pas intervenir un acteur tiers – l’État ou le Marché – mais dans laquelle les personnes s’organisent entre elles pour prendre en charge ensemble, les questions qui les concernent. »

D’où vient cette notion des communs ?

G. H-D. : « Les communs ont toujours existé dans les Sociétés rurales. C’était des ressources prises en charge en communs : pâturages, estives en montagne, forêts… des ressources, donc, qui regroupent des acteurs ayant besoin les uns des autres, interdépendants. Ils sont d’ailleurs parfois propriétaires ensemble de cette ressource.

En fait, ces formes des communs ont en grandes parties disparues au cours du 19ème et 20ème siècle. Elles ont laissé la place à une forme d’organisation de la Société dans laquelle, finalement, le Marché s’est imposé comme la meilleure façon d’assurer des conditions équitable pour chacun.

Derrière cette notion de Marché, il y a cette idée que l’on ne peut pas se fier aux hommes, ces derniers ayant des intérêts personnels qui vont primer sur l’intérêt et la survie de la ressource commune. Il est donc préférable de mettre en place des dispositifs de Marché pour que s’organise de manière équitable la distribution de ce dont chacun a besoin. On est sur une idée assez négative de l’être humain. Et c’est celle qui a structurée l’approche libérale et l’émergence du Marché comme principe coordinateur central de cette Société libérale.

Et puis, dans les années 2000, des chercheurs, dont Elinor Ostrom, ont travaillé sur des communs qui existaient encore dans le sud des États-Unis, en Floride. Il s’agissait de marécages. Un régime de propriété privée s’était substitué au système de commun. En voyant surgir toute sorte de problèmes environnementaux qui n’existaient pas auparavant, l’État a demandé aux chercheurs de comprendre la source du problème. Elinor Ostrom s’est rendue-compte que ces questions environnementales, liées notamment à une interdépendance entre les différentes parcelles, n’étaient plus prises en charge : le système de privatisation faisait que chacun s’occupait uniquement de lui-même et de son terrain propre.

En étudiant l’histoire, elle a découvert qu’il existait des systèmes d’organisations sociales dans lesquels les personnes prenaient en charge l’ensemble des questions liées à l’interdépendance de tous, tout en assurant leurs intérêts propres. Elles se donnaient des règles de comportement, d’accès à la ressource de manière à ce que cette dernière puisse être pérenne.

Elinor Ostrom a trouvé cette gestion passionnante. Les communs sont une forme de propriété collective et une responsabilité. En poursuivant son travail, elle a constaté que ces communs étaient en train d’exploser dans d’autres domaines, à travers notamment les communs de la connaissance : Wikipédia, Creatives Commons, les logiciels libres… Là encore, les acteurs se coordonnent entre eux plutôt que de faire appel à un tiers pour gérer les problématiques émergentes. Progressivement, cette gouvernance alternative très intéressante a suscité l’intérêt de la communauté des chercheurs. Ce modèle paraissait rafraîchissant dans un monde où l’on sent bien qu’une transition est nécessaire.

En creusant cette question, on s’est aperçu que ces processus – cette dynamique du commun – étaient à l’origine de multiples transformations. Elle possède un potentiel transformatif qui va aider à repenser complètement l’ensemble des concepts qui forment notre vie : la compréhension de notre Société, de ce qu’est une personne humaine, de l’État, de l’entreprise, de l’économie (pas seulement le Marché), de la propriété, de la liberté, de la relation aux autres et à la nature. »

Vous travaillez depuis 30 ans sur ces communs, et aujourd’hui avec d’autres acteurs vous en avez tiré un livre : quelle en est sa particularité ?

G. H-D. : « De cette réflexion sur les communs sont nés plusieurs livres, mais tout récemment vient de paraître cet ouvrage qui s’appelle « Dynamiques du commun – entre État, Marché et Société » publié aux éditions de la Sorbonne. C’est un ouvrage qui a été fait en partenariat avec différentes institutions de recherches – juristes, philosophes, géographes, sociologues… et des acteurs de terrain.

C’est la grande caractéristique de la méthode que nous avons choisie : on a fait venir des bergers qui gèrent des estives dans les Pyrénées, des acteurs qui créent des réseaux électriques ou d’autres qui travaillent dans le numérique. Ensemble, acteurs de terrain et chercheurs, nous avons dialogué pour trouver des chemins de transition. Voilà l’origine de ce livre.

Il y a toute une littérature sur les communs. Nous avons tendance à distinguer ce que l’on pourrait appeler les communs holistiques – les communs qui se présenteraient comme LA solution – et une approche plus pragmatique qui voit les communs comme un outil dans le processus de coordination sociale comprenant l’État et le Marché. Le commun n’est pas censé se substituer à toute autre forme de coordination mais plutôt produire des transformations qui peuvent, par ricochet, transformer l’État et le Marché. Voilà, peut-être, la caractéristique de ce livre. Notre approche est une sorte de dynamique sociale du commun qui est à l’origine d’une recomposition de la Société et, progressivement, d’une reformulation de l’ensemble de ses enjeux (relations sociales, avec la nature…). C’est une manière de redéfinir toutes les dimensions du vivre ensemble.

Ce livre comprend trois parties.

1.    Une partie plus théorique sur ce qu’est le commun, comment il s’articule avec les concepts ambiants. On a demandé à des philosophes comment la philosophie peut aujourd’hui aborder la question des communs, du commun comme dynamique et du bien commun. Et à des juristes comment le commun s’articule avec le droit. Dans les faits, d’ailleurs, ils s’articulent assez mal : le droit – et en particulier le droit français depuis la révolution – n’est pas du tout dans cette logique des communs. Il est fondé sur une dichotomie, une séparation, entre l’homme et le citoyen. L’homme se trouve dans la sphère privée tandis que son double, le citoyen, se trouve dans la sphère publique. Les communs transcendent ces dimensions.

2.    Dans la deuxième partie, nous avons regardé en détails comment les communs étaient mobilisés dans divers univers d’actions. C’est là que l’on a fait intervenir les acteurs de terrain. On a essayé de voir comment, pour eux, les communs constituaient une ressource. On a observé ces pratiques dans l’agriculture, le numérique, le droit de propriété et de la connaissance, l’énergie.

3.    La dernière partie est une sorte d’évaluation de la suite : de quelle manière cette dynamique du commun peut se déployer, produire ses effets ? Quelles sont les résistances auxquelles elle se confronte ? Comment peut-on trouver un chemin de transition ? »

À travers ce livre, à qui vous adressez-vous ? 

G. H-D. : « Je pense que ce livre s’adresse à pas mal de personnes. Bien sûr, il y a des aspects plus théoriques, qui sont plus difficiles, peut-être, à appréhender. Mais on n’est pas obligé de commencer au début pour finir à la fin. On peut tout à fait entrer dans cet ouvrage via un intérêt pour l’agriculture, par exemple, et découvrir comment les gens font dans leurs vies quotidiennes pour instaurer cette dynamique du commun. Et ainsi, progressivement, entrer dans la compréhension globale de ce que sont les communs.

Pouvoir entrer dans cette compréhension par des exemples concrets, je pense que c’est une grande force de ce livre. »

Est-ce qu’aujourd’hui une Société des communs est nécessaire ? 

G. H-D. : « Dans cet ouvrage, les communs ne se présentent pas comme la seule solution, le nouveau communisme, qui va nous permettre de sauver la planète et l’humanité, mais plutôt comme une dimension nouvelle qui ouvre des pistes nouvelles qui transforment progressivement tous les concepts clés dont nous faisons usage. Ce n’est pas un concept révolutionnaire, c’est un concept transformatif.

Pour en revenir à la question, j’aurais tendance à dire que nous aurions tout à fait tort de négliger le potentiel considérable qui semble se révéler derrière la notion de la dynamique des communs. Nous voyons bien, aujourd’hui, la difficulté d’engager une transition. Beaucoup voudraient l’engager à coups de législation et de normes, d’autres pensent qu’une transformation des mentalités est nécessaire. On voit bien que le chemin est difficile à trouver et que nous avons là une piste très intéressante. »

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