Jean-Marc Semoulin, Directeur de l’association La Gerbe, témoigne des actions qu’il mène sur le territoire des Mureaux, en banlieue parisienne, pour lui permettre de changer d’image et d’atteindre le plein emploi.
“Les Mureaux sont devenus la ville que j’habite vraiment.”
Le déclic solidaire
Jean-Marc Semoulin, Directeur de l’association La Gerbe : “Dans les années 1990, alors que je suis encore étudiant, j’assiste impuissant au conflit armé en Bosnie derrière mon poste de télévision. Je suis interpellé en voyant ce qui se déroule sur le sol européen, à quelques kilomètres de chez nous – La situation en Ukraine ces derniers jours doit sans doute produire le même effet chez les étudiants aujourd’hui. Comment continuer à vivre au quotidien comme si de rien n’était ?
En me demandant quoi faire à mon niveau, avec mes compétences et mes talents, je décide de me mettre en route. Rapidement rejoint par un groupe d’amis, nous constituons une association, La Gerbe, et lançons des convois d’aide humanitaire grâce à mon permis poids lourd.
L’association La Gerbe : donner une nouvelle vie aux objets
D’une association de bénévoles entre amis, La Gerbe se renforce et se professionnalise. Une ressourcerie – un lieu de collecte, réemploi et revente d’objets usagers ou d’occasion – s’organise : nous collectons chez l’habitant tout ce qui est encore utilisable mais qu’on n’oserait donner. Quant à ce qui est cassé ou abîmé, ça part à la déchèterie.
Chaque jour, nous récupérons 3 tonnes d’objets utilisables, leur évitant la destruction. Ils sont nettoyés puis remis en circulation ; soit pour être revendus – ce qui sert à financer nos projets -, soit pour être envoyés à l’étranger, dans des pays qui en ont besoin.
Quand survient une crise, notre activité s’intensifie. Ainsi, en Ukraine, où nous agissons depuis 2009, nous acheminions 2 ou 3 camions par an. Depuis le début du conflit, nous convoyons une semi-remorque par semaine.
Quand une camionnette part en fumée…
Un jour, la camionnette qui servait à nos convois humanitaires est brûlée au pied de notre immeuble à Poissy. Nous habitions alors un quartier chaud où ce type d’action était assez courant. Mais cette fois-ci, l’incident a beaucoup ému notre voisinage car tout le monde connaissant l’usage solidaire du véhicule. De mon côté, face à la fourgonnette carbonisée, je revivais la scène qui m’avait beaucoup marqué : celle de la réaction d’un père, en Bosnie, qui avait perdu sa fille sous les balles d’un sniper. Portant le corps sans vie de son enfant, il s’était alors adressé au sniper, hurlant de douleur : Viens à la maison ! Viens boire un café et me dire POURQUOI tu as fait ça !
Alors, j’ai fait publier la photo du camion brûlé dans le journal, avec quelques mots adressés à l’incendiaire : Je ne comprends pas ce que tu as voulu me dire en brûlant mon camion. Viens à la maison boire un café ; viens me dire quel était ton cri, ce que tu as voulu me faire comprendre. Si tu le fais, je te paie un billet d’avion et t’emmène à Sarajevo pour te montre à quoi il servait, ce camion.
la flamme de la solidarité se ravive !
Le lendemain de la parution de l’article, nous recevions une proposition pour le moins inattendue. Une structure d’insertion de la ville de Chanteloup-les-Vignes nous proposait de nous amener – le temps d’un café – les jeunes (dont d’anciens brûleurs de voitures !) qu’elle accompagnait.
Cette structure se chargeait d’intégrer ces jeunes comme bénévoles au sein d’associations en contrepartie du remboursement de leurs amendes ou du financement de leur permis de conduire. Nous n’avions rien prévu de tout cela mais j’avais lancé une dynamique : il me fallait l’assumer ! Nous nous sommes donc mis à accueillir quelques jeunes.
Et lors du chargement suivant, 4 jeunes étaient à nos côtés. Ce jour-là, nous avions fait venir la presse. Un article est paru dans la presse locale, avec une photo de ces jeunes bénévoles. Je me souviens encore de leur étonnement en voyant leur visage et leur nom dans le journal : c‘était la première fois que, publiquement, on parlait d’eux faisant le bien. Ca les a beaucoup ému.
Cette fierté a été le déclic de la transformation de notre structure ; ce travail d’aide internationale pouvait visiblement servir à faire de l’insertion au niveau local. Nous sommes donc devenus une structure d’insertion.
Aujourd’hui, La Gerbe est une association de solidarité internationale et locale (ONG), qui compte 11 salariés permanents et 35 salariés en insertion, à Ecquevilly. Notre activité se résume en une phrase : donner une deuxième chance aux personnes et une deuxième vie aux objets.
La véritable transformation selon moi, c’est de faire chaque chose de manière simple et naturelle.
Sans trop envisager où cela nous mènera.
Atteindre le plein emploi aux Mureaux
Au début des années 2000, je décide de m’installer avec ma famille dans la ville des Mureaux. Nous connaissions déjà la réputation de la ville. D’ailleurs, quand quelqu’un quelqu’un connaît ou a déjà entendu parler des Mureaux, c’est rarement grâce à notre centre ArianeGroup ou à nos spécialités culinaires !
Les activités de l’association se poursuivent, elle grossit. Nous recrutons des professionnels de l’insertion. Grâce à la qualité du travail qu’ils fournissent, nous atteignons les 80 % de réussite sur le chantier d’insertion. L’équipe est satisfaite de cette réussite, jusqu’au jour – il y a 5, 6 ans – où je reçois un électrochoc en apprenant que pendant que l’on remet 30 personnes à l’emploi sur notre territoire, le double ou le triple perd son emploi sur la même période…
Réussir à insérer 30 personnes ne se fait pas en un claquement de doigts. Ça demande énormément d’énergie et de travail de la part de nombreuses personnes. Alors, si pendant que notre association agit dans ce sens, la société détruit le double, voire le triple d’emplois, nous allons dans le mur !
À ce moment, un basculement s’opère en moi. Les Mureaux n’étaient pour moi qu’une ville d’habitation, on était là comme on aurait pu être ailleurs. Désormais, j’allais apprendre à aimer et à m’investir dans ma ville.
Considérer la ville comme une personne
L’intuition a d’abord été de considérer la ville des Mureaux comme une personne en insertion. Elle en a tous les symptômes :
- mauvaise image de soi-même. Certains jeunes pensent que tout effort est vain, qu’ils sont condamnés pour avoir eu le malheurd ‘être nés dans cette ville.
- mauvaise image des autres sur soi.
- Aucun réseau. Une partie de l’insertion consiste à renouer des contacts et à retisser du lien. Aux Mureaux, même pour trouver un stage de troisième, c’est extrêmement compliqué. Les jeunes finissent généralement à 2 ou 3 dans un kebab de leur quartier.
- Multiplicité des facteurs de désocialisation. Une personne en insertion arrive chez nous parce qu’elle n’a pas de travail. Mais il existe d’autres freins à l’emploi. Pareillement, aux Mureaux, il ne s’agit pas juste d’un problème d’emploi et de violence.
Et y réinsuffler vie et fierté
En considérant la ville comme une personne, on constate qu’elle réagit comme telle.
On a pris le temps de s’interroger sur l’image des Mureaux. On nous faisait comprendre que notre problème était la trop grande diversité des populations (100 nationalités différentes) : comment utiliser cet apparent désavantage pour en faire un atout, une force ?
Nous avons défini 3 axes de travail pour revitaliser les Mureaux :
- Le vivre ensemble. Indispensable pour qu’une ville soit agréable, donne envie d’y venir et de s’y installer.
Afin que toutes les communautés puissent habiter cette ville de manière apaisée, nous organisons de nombreux événements intercommunautaires, comme les rencontres mensuelles lecture Bible / Coran ; il ne s’agit pas de débats interreligieux mais de compréhension de l’autre. Autre exemple : les rencontres mensuelles “Vivre les Mureaux“, en visioconférence, sur l’actualité de la ville, qui permettent d’intégrer les nouveaux habitants et de responsabiliser chacun sur le dynamisme du territoire. - L’emploi. Les actions d’insertion, de mise en relation d’entreprises / demandeurs d’emplois sont au cœur de notre travail, avec des façon de faire légèrement disruptives ! Par exemple, nous avons organisé des rencontres patrons / demandeurs d’emplois en accrobranche. Pendant 1h30, c’est le jeune qui aide le patron mis en difficulté ; l’entretien d’embauche a lieu à la suite de cette expérience, ce qui transforme les repères habituels !
- Le tourisme expérientiel. Aux Mureaux, nous organisons des visites de la ville, avec repas chez l’habitant. Grâce à une application mobile, vous réservez et payez votre repas de la nationalité qui vous inspire. Vous êtes ensuite accueilli comme un invité d’honneur au sein d’une famille. Vous vivez alors une expérience totalement immersive dans la culture du pays : manger avec la famille sur le tapis, dans un plat d’un mètre de diamètre, avec la main, par exemple.
Objectif 2024 : plein emploi
Nous avons créé un pôle territorial de coopération économique (PTCE) en lançant un appel auprès de tous les habitants, structures et associations du territoire : en moyenne, nous arrivons à réinsérer une personne en 7 mois. Pour une ville, nous allons suivre le même processus, en prenant 1 an pour 1 mois. Ainsi, dans 7 ans, on va faire en sorte d’atteindre le plein emploi pour la ville des Mureaux. Qui veut nous rejoindre ?
125 personnes issues d’entreprises, de structures d’insertions, d’associations, de collectivités, d’institutions, de communautés religieuses, etc. ont répondus présent. L’ensemble des acteurs de la ville sont représentés pour relever ce défi du plein emploi en 2024. Depuis sa création, le PTCE a incubé plusieurs structures dont l’Académie des Pluriels.
Pour parler de façon métaphorique, nous sommes en train de planter un verger, qui va prendre quelques années à produire du fruit. Mais on a rapidement remarqué que la pression allait être très forte : on est dans une société de l’immédiat qui exige des résultats rapidement. C’est compliqué à gérer pour un suivi de projet auquel on veut donner des racines. Alors, pour répondre à cette exigence, si le verger reste l’objectif, on a aussi planté un potager, pour avoir rapidement des légumes à montrer, sous un verger en fleurs.
Le poids des mots, le choc des images #RelationsPresse
Au sein de notre structure d’insertion, nous rappelons sans cesse aux personnes qu’elles sont importantes et belles. Cette valorisation est très présente car elle est décisive dans un parcours de réinsertion.
Quid de la ville des Mureaux ? Il y a chaque jour une page entière d’anecdotes dévalorisantes dans la presse locale ! Alors, nous avons enquêté auprès de journalistes pour savoir ce qui les poussent à écrire uniquement ces mauvaises nouvelles. L’une d’eux nous a expliqué que seuls la police et les pompiers lui fournissaient les informations indispensables pour remplir sa page quotidienne. Suite à cette conversation, nous avons décidé que désormais, nous l’alimenterions en beaux portraits et en réussites. Nous lui avons aussi raconté notre projet pour la ville. Cette journaliste est ainsi entrée dans une dynamique positive vis-à-vis des Mureaux.
Nous n’hésitons pas à proposer des voyages de presse : des journalistes viennent vivre une journée entière aux Mureaux – nous en avons déjà reçu plus de 300 à ce jour. L’idée n’est pas d’écrire un article en fin de journée, mais de mieux connaitre la ville. Vol à l’aérodrome des Mureaux, immersion dans les quartiers… Cela nous coûte très cher, mais vivre Les Mureaux transforme complètement leur écriture. Et ça, c’est très important pour les habitants de voir tout le bien qui peut être dit sur leur lieu d’habitation…
Aujourd’hui, nous sommes fiers d’avoir dépassés les 1000 articles positifs en 3 ans !
Où peut mener un geste simple
La véritable transformation selon moi, c’est de faire chaque chose de manière simple et naturelle. Sans trop envisager où cela nous mènera.
Pour vous raconter une petite histoire, j’ai pris l’habitude de ramasser les papiers qui trainent dans la rue et de les mettre à la poubelle. Au lieu d’avoir de mauvaises pensées en me disant que notre ville est sale, je participe à sa propreté. Je réalise qu’autour de moi, d’autres ont commencé à le faire également : poser des gestes positifs, c’est très contagieux.
Dans un des quartiers des Mureaux se trouve un bout de terrain entre le centre commercial et les habitations. Le temps de le traverser équivaut au temps nécessaire pour avaler le paquet de chips que l’on vient juste d’acheter. Vous imaginez bien que cette parcelle de terre était constamment jonchées de déchets. Il y en a tellement que c’est devenu compliqué de les ramasser.
En équipe, nous avons réfléchi à l’action à mener. Le centre commercial nous a donné son accord pour qu’on y fasse pousser un jardin en permaculture avec les habitants du quartier. Aujourd’hui, non seulement il n’y a plus de papier sur cette parcelle mais bien mieux : les habitants s’y arrêtent pour discuter et déguster quelques framboises en allant faire leurs courses !
Grâce à ce projet, je suis devenu ami avec le responsable du centre commercial. La galerie marchande était un peu glauque et comportait de nombreux espaces vides. Je lui ai proposé de les mettre à disposition de nos porteurs de projets. L’avantage pour lui ? Bénéficier d’une défiscalisation et multiplier ses chances de louer ses espaces (c’est toujours plus attractif de s’installer dans un endroit vivant). L’idée lui a plu. En 3 mois, la galerie marchande reprenait vie : il ne reste aujourd’hui plus qu’un emplacement vide (celui qui sert à nos porteurs de projets !).
Un an plus tard, nous lui avons proposé de répondre à l’appel à projets Quartiers Fertiles qui cherche à recréer des espaces verts dans la ville. Notre idée ? Aménager un jardin touristique visitable sur le toit du centre commercial, où l’on pourra découvrir la végétation des différentes nationalités habitant les Mureaux ! Il a été lauréat ; le projet est enclenché et plusieurs financements ont été obtenus. Quelque chose de fabuleux est en préparation, même si, pour le moment, on ne peut pas voir grand-chose !
Ensemble, on va plus loin
Bien sûr, il nous arrive de faire des erreurs, il y a des loupés parce que nous avons marché sur les plates bandes du voisin, etc. C’est parfois compliqué d’y faire attention. Et puis, nous devons aussi nous remettre en question régulièrement.
Mais si nous voulons des Mureaux vivants, nous devons maintenir cette relation avec les diverses parties prenantes et arriver ensemble à tout prix. Ca demande beaucoup plus d’énergie que de simplement arriver à l’objectif, soit dit en passant. Mais c’est probablement bien plus pérenne dans le temps.
Les Mureaux, un cas d’école ?
D’autres territoires aimeraient qu’on les aide à se transformer. Mais ce qui se passe au Mureaux ne découle pas d’une méthode stricte et de règles à appliquer.
On leur propose de trouver 15 personnes, représentant une grande diversité d’acteurs au sein de leur territoire, et de venir passer 3 jours aux Mureaux. Nous les faisons vivre au même endroit et partageons avec eux les bonnes pratiques qui nous ont aidé. Nous sommes persuadés que ce qu’ils vont vivre, s’ils parviennent à s’entendre, sera le ferment du changement de leur ville. C’est ce lien amical entre eux que nous cherchons à générer lors de leur expérience aux Mureaux. C’est la clé de la réussite de la vitalisation d’un territoire.
Dernier message
Pour résumer la dynamique qui prend vie aux Mureaux, j’utiliserai ma main gauche (cela fonctionne dans tout type de situations) :
- Le pouce. S’arrêter et regarder la situation en face. Car tant que je continue à faire comme avant, il n’y aura pas de changement.
- L’index. Je pointe du doigt la situation ou la personne. Quand je fais ça, mes 3 autres doigts sont pointés sur moi. La véritable question qui changera la situation est : qu’est-ce que JE vais pouvoir faire ?
- Le majeur. Pour décider de ce que je peux faire, je dois me demander quels sont mes atouts, mes talents et mes valeurs. Qu’est-ce qui me fait vivre ?
- L’annulaire. Le doigt qui porte l’alliance. Lorsque je vais me mettre en route, je dois me rappeler que je ne suis pas seul. D’autres m’ont sans doute précédé. Qu’est ce que je peux faire avec eux ? Comment m’entourer d’une équipe ?
- L’auriculaire. Ne pas oublier qu’on est tout petit. Ca aide à ne pas se prendre la tête. Et ce doigt sert aussi à se déboucher les oreilles, donc rester à l’écoute des retours que l’on peut nous faire !