Emmanuel Feray, 47 ans, est policier. Après une paisible enfance en Normandie, son métier lui permet de vadrouiller dans le monde entier. Et puis, en 2005, un cancer des os chamboule son existence ; amputé d’une jambe, ses anciens repères explosent. Comment retrouver le goût de vivre ? Il raconte ; c’est édifiant.
On a vraiment besoin de s’ouvrir aux autres, pour pouvoir se reconstruire physiquement, psychologiquement.
Emmanuel Feray
Emmanuel Feray, hier, aujourd’hui et demain
Emmanuel Feray, policier : “J’ai 47 ans, je suis policier de métier. En 2005, un cancer des os s’est mis à me ronger. Lorsqu’il a évolué au stade 2, en 2021, il a fallu prendre la décision d’amputer une partie de ma jambe. Sans cela, je n’avais plus que deux ans à vivre. J’ai donc rapidement pris la décision d’accepter. Évidemment, suite à cette opération, ma vie a radicalement changé. Et bizarrement, c’est en mieux qu’elle a évolué.
De fait, suite à cette maladie, j’ai découvert le handisport. Le handikayak, plus précisément. Aujourd’hui, je suis en pleine préparation des Jeux olympiques 2024 !
Ecoutez cet entretien en podcast :
Vivre une première vie (à Fécamp)
Cette aventure handisport, c’est un peu ma troisième vie. La première commence en Normandie, à Fécamp, en pleine campagne. La maison de mes parents était entourée de fermes. Adolescent, mon quotidien consistait en corvées de pailles, ramassages de pommes de terres, coupes de haies, réparations et peintures de volets… des tas de choses que je déteste ! Fils unique, coupé de tout – parce que tout (dont mes amis) était très loin – je passais mon temps extrascolaire à aider mes parents. Les bons côtés ? Chercher du beurre, de la crème, à la ferme ; parler aux vaches ; danser avec les chèvres !
Et puis, très vite, je suis devenu gendarme auxiliaire. C’était en 1993, année où j’ai commencé à découvrir le monde. Crâne rasé, sac au dos, il faut traverser Paris ; je n’avais jamais pris le métro, je n’avais jamais vu la tour Eiffel… tout était découverte ! Cette ouverture enrichissante a duré deux ans suite à quoi, je suis retourné en Normandie pour travailler avec mon père dans une usine.
J’ai travaillé comme ça pendant 8 ans. J’adorais ce milieu ouvrier, qui m’a notamment permis de découvrir mon père différemment : entouré de ses amis et collègues, il n’hésitait jamais devant une blague potache, avec un bel esprit de camaraderie. C’était une ambiance terrible ! Malgré tout, mon père ne cessait de me dire ce serait mieux si tu étais fonctionnaire. J’ai donc fini par passer quelques concours et j’ai réussi celui de la police. Déménagement à Paris !
Vivre une deuxième vie (à l’international)
Là, c’est la découverte des théâtres, de la vie parisienne et puis mon métier me permet de vivre des choses extraordinaires… J’ai eu de la chance d’intégrer un service spécialisé qui m’a fait découvrir un autre milieu, un autre monde que le mien. J’ai énormément voyagé : États-Unis, Égypte… C’était ma deuxième vie, exaltante !
Se faire amputer
Ensuite est arrivée la maladie ; en un claquement de doigts, tout s’écroule autour de soi. À partir du moment où la question de l’amputation se pose, tout arrive très vite. Je pensais partir en vacances – était-il envisageable de retarder l’opération de deux mois ? – Non : ça laisserait le temps au cancer d’atteindre mes poumons. La décision devait être prise dans les quinze jours. Tout s’arrête alors. Impossible de se projeter : que vais-je devenir ? Je pensais que j’allais tout perdre ; et en premier lieu, mon travail.
S’adapter à une société où tout est compliqué
Avec un membre en moins, on découvre toute la difficulté de notre monde. À partir du moment où vous êtes en chaise roulante, rien n’est adapté. Et on a beau le dire et le répéter haut et fort, rien ne change. Cinémas, trottoirs, caisses … il y aura toujours une petite marche, un problème qui rendra impossible le fait d’avancer seul. Vous êtes alors dépendant des autres : il faut que l’on vous pousse, que l’on vous aide à attraper la boîte de conserve qui est à deux mètres…
Cette absence complète d’autonomie a généré une période difficile. Après une ou deux sorties en chaises roulantes, j’ai refuser de m’imposer ça à nouveau. Je me suis enfermé pendant 3 mois ; je ne voulais plus voir personne. J’ai refusé la présence de certains amis. Ma fille, je l’avais envoyée en vacances au moment de l’opération ; elle est revenue un mois et demi après. Mon fils faisait déjà sa vie.
Les seules personnes que j’ai accepté sont ceux dont je savais qu’ils n’allaient pas se mettre à pleurer devant moi. Je ne voulais pas que l’on vienne pleurer sur mon sort : je le connaissais déjà, mon sort ! Et il est difficile à vivre !
Je voulais me préparer – même s’il est impossible de se préparer à ce genre de vie – en m’entourant de personnes positives.
Se relever, enfin
Un professeur m’avait annoncé que j’aurais une prothèse après l’amputation… Mais il faut d’abord attendre la cicatrisation du moignon. J’attendais avec impatience la possibilité de me relever. De fait, dès que j’ai eu la prothèse, tout a été très vite. J’ai même battu des records à l’institut : j’ai réussi à marcher avec au bout de 2 heures alors que d’autres mettent deux semaines !
Une fois la prothèse obtenue, j’ai reçu un appel de la fédération sportive de la police nationale. Son objet ? Me proposer d’essayer le kayak. Je connaissais vaguement cette activité, en loisir, une heure ou deux de descente de rivière… Bref, je n’y connaissais rien. Mais cela faisait trois mois que j’étais allongé et coupé de tout lien social. J’ai donc accepté cette proposition.
Découvrir une passion
Je me retrouve donc à la fédération française de canoë-kayak, avec le sous-directeur qui s’occupe du paralympique et on me présente l’infrastructure. Et puis, il est temps de tester ce fameux Kayak longiligne de vitesse qui demande énormément d’équilibre. Mon premier essai se solde par un échec au bout de 3 mètres ! Je remonte dessus dans la foulée : mille mètres sans tomber, cette fois.
J’ai trouvé cette expérience très sympa : on est sur un lac, en pleine nature, sans bruit. Réminiscences de courses dans les bois que je ne pouvais plus vivre. J’ai toujours adoré le sport, notamment en extérieur. Ce que je venais de vivre me correspondait donc plutôt bien.
De fil en aiguille, on m’a emmené faire des essais à Angers. Il faut vraiment des mois et des mois d’adaptation pour être de plus en plus à l’aise et commencer à maîtriser.
Et puis, je me suis lancé dans de petites compétitions. J’avais très peu de stabilité ; il m’arrivait de tomber durant certaines, mais parfois, j’arrivais deuxième, voire même premier, alors même que mes concurrents (valides ou handisports) avaient plus d’années de pratique que moi. Un nouveau monde s’ouvre à moi.
S’émerveiller de l’humanité
À l’entraînement, je ne suis jamais seul : une, deux, trois et quatre personnes m’accompagnent. Ça m’a permis de découvrir un autre visage de l’humanité. De fait, le métier de policier est difficile : on côtoie la face sombre de la société, ce qui nous rend très prudent sur les personnes que l’on rencontre, en s’attendant inconsciemment toujours au pire.
Or, dès le début de cette aventure handisport, ma hiérarchie m’a soutenu. Moi qui pensais que j’allais perdre mon travail, ils m’ont tout de suite rassuré et m’ont repris au même poste d’instructeur. Ils ont été un soutien indéfectible, tant pour moi que pour le reste de ma famille. Ce soutien, cette bienveillance, m’ont émerveillé.
Et à travers tout ce qui a suivi, j’ai pris conscience qu’il fallait sortir de l’individualisme. Pour pouvoir se reconstruire physiquement, psychologiquement, il faut s’ouvrir aux autres. Avant ma maladie, je m’arrêtais au mauvais de ce que je pouvais voir chez l’autre. Maintenant, j’arrive à voir aussi le beau côté de la personne ; je me concentre sur le côté positif.
S’ouvrir à la relation
J’ai toujours aimé le sport. Avant mon amputation, je préférais les sports individuels ; je n’étais pas plus ouvert que cela au lien humain.
À l’heure actuelle, c’est plutôt l’inverse. Je réalise à quel point est important l’esprit d’équipe. On a besoin de ce lien social que va procurer le sport et de cette ambiance de dépassement de soi et de camaraderie. En handisport, on est très soutenu et ça aide beaucoup. D’autant que l’on redémarre tout à zéro : il faut réapprendre à connaître son corps, à le maîtriser dans l’espace avec un équilibre différent. Ce besoin de nous réapproprier notre corps nous pousse vers l’avant. C’est l’un des moteurs communs aux personnes que je rencontre en compétition.
Se confronter au regard posé sur soi
C’est très important d’aller vers les autres quand on est en situation de handicap. Pour faire évoluer leur regard, notamment. Ça commence par les médecins, les infirmières et tout le personnel soignant. Et ça continue avec les personnes que l’on va rencontrer en faisant ses courses, son cercle familial, ses proches, etc. Certains ont des regards très gênants, d’autres, compatissants, d’autres encore trouvent que vous êtes formidable.
Pour ma part, ça s’est passé par paliers. D’abord, l’acceptation en famille, puis les amis, et enfin, le regard des autres. Sortir dans la rue en chaise roulante ou avec une prothèse fait que tout le monde se retourne et vous observe. Certaines personnes osent vous interpeler. J’ai fait des rencontres géniales de cette manière ! J’aime bien échanger, ce n’est pas du tout dérangeant.
Se sentir humain, avant tout
Si j’ai des amis amputés, en chaises roulantes, je suis majoritairement entouré de personnes valides dans mon quotidien. Ce qui fait que j’oublie régulièrement ma situation de handicap. J’ai bien des piqûres de rappels, en découvrant mon reflet devant une vitre, par exemple, surtout l’été, en bermuda qui laisse ma prothèse apparente. Ou par la douleur avec laquelle je vis en permanence… Marcher avec une prothèse est douloureux… Le matin, j’ai un seuil de tolérance acceptable mais après, je commence à ressentir ce pied fantôme engourdit. Je reprends conscience de cette invalidité dans des situations où je ne peux plus être autonome, quand, par exemple, je dois sortir du Kayak et que je n’arrive pas à le soulever tout seul…
Mais malgré tout cela, j’oublie régulièrement que je suis devenu une personne en situation de handicap et mes amis, mes coaches, mes accompagnateurs l’oublient aussi ! Je suis avant tout un humain qui travaille, un sportif de haut niveau, un ami bien entouré.
Aller de l’avant
Si j’avais un conseil à donner aux personnes ayant subi un traumatisme similaire au mien, c’est d’aller de l’avant. Il ne faut pas regarder en arrière. On prend conscience que la vie peut s’arrêter du jour au lendemain. Je l’ai vu autour de moi ; certains n’ont pas perdu qu’un membre mais également leur boulot, leur femme, leurs enfants.
Mais il faut donc regarder de l’avant, se dire que c’est une autre vie qui s’ouvre, une autre page, différente. Il est impératif de s’adapter, de s’accepter tel que l’on est.
J’aurai tendance à ajouter qu’il faut bouger, sortir de chez soi, ne pas rester enfermé sur soi-même. Plus on va bouger, plus on va ouvrir des portes. Après certains auront besoin d’un soutien psychologique : faites-le sans hésiter ! Prenez les aides qui s’offrent à vous pour construire du sens, retrouver des repères, avancer.”
Découvrez Christophe Bichet qui a choisi l’escalade pour se dépasser.