Docteur en Philosophie, Pierre d’Elbée intervient depuis plus de 20 ans dans les organisations professionnelles et associatives. Il cherche à établir des ponts entre le monde du travail et la philosophie, trop souvent cantonnée à un domaine académique. Interrogeons-nous avec lui sur cet incontournable rendez-vous annuel au sein des entreprises : l’entretien d’évaluation.
“On oppose souvent la fonction et la vocation, les objectifs et le désir, les résultats et la fécondité personnelle, l’évolution professionnelle et la projection de la personne dans son avenir…”
Pierre d’Elbée
Le point de vue de David Abiker
Le journaliste responsable de la revue de presse de Radio Classique, David Abiker, écrit un article drôle et juste sur l’entretien d’évaluation dont il vient de trouver un questionnaire sur le bureau de son voisin. Il lit : Fonctions principales ? Réalisations ? Bilan des objectifs ? Évolution souhaitée par le collaborateur ? Avec son brio habituel, David Abiker se plie à l’exercice en répondant avec humour et bon sens :
« Mes réalisations, mes fonctions… Si je prends ces questions au pied de la lettre, j’en ai pour vingt ans d’introspection », « … mes objectifs pour l’année ? C’est quoi, mon désir ? Les objectifs, c’est une question à poser à un militaire engagé sur un théâtre d’opérations, pas à moi. Et si je disais que mes objectifs, ce n’est rien, comparé au réchauffement climatique, à la réforme des retraites… ». « Évolution souhaitée par le collaborateur ? J’aimerais être rentier, faire du théâtre, perdre 15 kilos sans sport ni régime… » Je vous laisse lire la suite, désopilante. Conclusions (beaucoup plus sérieuses) :
1) « Je dois mentir. Si j’avoue que j’ai envie de lever le pied, je vais me faire mal voir. Je vais dire que je veux en faire plus avec moins en étant payé pareil. En général, ça plaît. »
2) « L’entretien d’évaluation… Il va falloir inventer autre chose. Ça ne correspond plus du tout au grand foutoir des vocations, à la façon dont les individus se perçoivent dans l’entreprise. »
3) « Tant qu’il [l’évaluateur] me prendra pour un être humain et que je ne le prendrai pas pour un évaluateur, ça devrait bien fonctionner entre nous. »
Approche existentielle et approche professionnelle
Cet article flamboyant met en évidence la différence qui existe entre une approche méthodique de son activité professionnelle et une approche existentielle. Deux langages opposés. Le premier met en relief la technique et l’efficacité, le second privilégie l’humain et l’authenticité.
On oppose souvent la fonction et la vocation, les objectifs et le désir, les résultats et la fécondité personnelle, l’évolution professionnelle et la projection de la personne dans son avenir… Jusqu’à présent, on arrivait à circonscrire vie privée et vie professionnelle dans deux univers différents et assez étanches. On le souhaitait d’ailleurs, l’essentiel étant de privilégier un équilibre des temps consacrés à l’un et à l’autre. Le télétravail et le confinement étant passés par là, et un ajustement s’avère nécessaire. Il y a là un immense chantier. Repérons simplement trois clés.
D’abord, changer de langage
C’est un bon début. Dans Foule sentimentale, Alain Souchon observe le hiatus qui existe entre le langage de la performance dure et celui de la soif d’idéal que l’on retrouve selon lui chez la plupart des gens : « faut voir comme on nous parle ». Revoir le langage, c’est revoir la forme, et, comme dit Victor Hugo, « la forme, c’est le fond qui revient à la surface » : cela oblige à redéfinir les valeurs, les comportements, la philosophie de l’entreprise, les conditions souhaitées d’une vie professionnelle commune…
Réconcilier la vie professionnelle et managériale avec la vie de tous les jours…
…et cesser de les opposer. On s’indigne des évaluations intrusives, mais on a tous besoin d’un retour sur notre activité. D’abord sur ce qu’on fait de bien : on ne le sait pas toujours, on est pris de doutes, on peut avoir besoin d’entendre quelqu’un nous le révéler ou nous le confirmer. On a aussi tous besoin de progresser et de définir les points d’amélioration ou de fragilité. Cela passe par le dialogue et la confiance réciproque, c’est une exigence de qualité qui conforte l’autonomie et suppose de l’humilité.
Enfin respecter la dignité de toute personne humaine
La dignité est la valeur inconditionnelle de la personne, une vie humaine vaut mille fois le résultat le plus profitable, l’avoir est ordonné à l’être. Kant en a fait un impératif moral. Un salarié n’est jamais seulement un moyen au service d’une entreprise, mais toujours en même temps une personne qui doit être considérée comme une fin. D’expérience, je constate à travers mes interventions que la première valeur demandée par les salariés de la majorité des entreprises est précisément le respect. Vœu pieux ? Je ne le crois pas. L’exigence d’humanité se fait trop pressante aujourd’hui pour la considérer avec condescendance. Dans les relations quotidiennes, elle est devenue le préalable à une vie professionnelle en commun.
Le dernier article de Pierre d’Elbée : guérir de la flemme ?