Avec sa canne à pêche lumineuse et ses dents acérées, un poisson des abysses à mine patibulaire semble surgi d’une imagination loufoque. La découverte de son mode l’accouplement aggrave son cas.
Vous connaissez la lotte. La tête de ce poisson réputé est si horrible que le poissonnier la lui coupe pour ne présenter que sa queue délicieuse.
On l’appelle aussi baudroie. Eh bien ! j’évoquerai un genre de baudroie que vous ne risquez pas de trouver dans votre assiette, ni d’ailleurs dans la mer, sauf si vous plongez des centaines de mètres sous la surface. Il s’agit de la baudroie abyssale également nommée monstre des abysses.
L’animal est inimaginable : une énorme bouche ouverte hérissée de longues dents acérées tournées vers l’intérieur, deux yeux minuscules, et une lampe frontale. Précisément une tige (le premier rayon de sa nageoire dorsale) terminée par un lumignon fluorescent qui s’agite devant sa tête. Cette baudroie dispose d’autres filaments sensoriels luminescents. Elle produit sa lumière grâce à des bactéries symbiotiques. Pratique quand on vit dans le noir, et chasse à l’affut, cette lumière sert de leurre. Une proie qui s’approche en prédateur est engloutie dans l’énorme bouche, telle l’avaleur avalé. Les dents se relèvent alors comme une herse. Fuite interdite ! Grâce à son estomac extensible, la baudroie gobe des bêtes plus volumineuse qu’elle. La petite taille du monstre – 20 centimètres – vous déçoit peut-être ? Attendez la suite…
Figurez-vous qu’on n’avait jamais vu de mâle de baudroie abyssale, jusqu’à récemment. C’est qu’il ressemble si peu à sa femelle ! Cas extrême de dimorphisme sexuel, il ne mesure que 3 centimètres ! Au contraire d’elle, ses yeux sont grands, et il n’a ni lanterne, ni mâchoire acérée. Il a fallu observer un étrange “accouplement” – par moins 600 m – en 2018 au large des Açores, pour on avoir le cœur net. Attiré par le rayonnement de sa belle, mais aussi, pense-t-on par son odeur chimique, car il a des fosses nasales surdéveloppées, petit Monsieur, en âge de procréer, arrive à la nage. Jusque-là, rien d’extraordinaire, quoique que trouver l’âme sœur au milieu des abysses relève de l’exploit sensoriel. Mais voilà qu’il mord Madame, et pas n’importe comment : définitivement. Il lui reste attaché là où il l’a mordu. Et l’impensable se produit : sa morsure libère une enzyme qui dissout les deux peaux. Les chairs fusionnent jusqu’à ce que le sang de la femelle circule dans le corps du mâle, qui bénéficie par-là de nutriments. Comme un fœtus nourri par sa mère, il n’aura plus besoin de manger autrement. Sa régression se poursuit : une fois greffé, le parasite-sexuel perd un à un ses organes inutiles : tout s’atrophie et disparait – son estomac et ses nageoires d’abord, puis ses yeux et même son cerveau – sauf… ses gonades (ses glandes sexuelles). Comme un bouton sous la peau de sa femelle, il finit en sorte de banque de sperme qui fertilisera ses œufs, à la demande. Plusieurs mâles peuvent ainsi fusionner avec une femelle ; on a en compté jusqu’à huit chez une espèce de baudroie abyssale. Tous ne font plus qu’un.
La baudroie a son mâle dans la peau. La transposition anthropomorphique est risquée. On a déjà beaucoup glosé sur la correspondance entre le sexe et la mort, qui trouve dans ce mortel baiser une illustration digne d’un roman de Barjavel. Mais certains modes de procréation artificielle tendent désormais à réduire l’homme à un distributeur de gamètes. Dissoudre le père pour ne garder qu’un géniteur ? Laissons cela à la baudroie.
Cet article est tiré de la Chronique “Des Animaux et des Hommes” du 25/11/2020, produite et diffusée sur ktotv.