La Duchesse de Langeais (ou comment faire décoller son business)

15 Jan, 2022 | ART & CULTURE, TRAVAIL

Alexis Milcent a fondé La Fontaine & Cie : le consulting by Jean de la Fontaine. L’idée ? Lire des textes des grands auteurs de la littérature française pour construire, approfondir son identité de management et déployer sa place dans l’organisation. Pour la première fois, Honoré de Balzac intègre l’académie des coaches de La Fontaine & Cie !

LE TEXTE

5 minutes de lecture ou bien en audio ici

“Il existe dans une ville espagnole située sur une île de la Méditerranée, un couvent de Carmélites Déchaussées où la règle de l’Ordre institué par sainte Thérèse s’est conservée dans la rigueur primitive de la réformation due à cette illustre femme. Ce fait est vrai, quelque extraordinaire qu’il puisse paraître. Quoique les maisons religieuses de la Péninsule et celles du Continent aient été presque toutes détruites ou bouleversées par les éclats de la révolution française et des guerres napoléoniennes, cette île ayant été constamment protégée par la marine anglaise, son riche couvent et ses paisibles habitants se trouvèrent à l’abri des troubles et des spoliations générales. Les tempêtes de tout genre qui agitèrent les quinze premières années du dix- neuvième siècle se brisèrent donc devant ce rocher, peu distant des côtes de l’Andalousie. Si le nom de l’Empereur vint bruire jusque sur cette plage, il est douteux que son fantastique cortège de gloire et les flamboyantes majestés de sa vie météorique aient été comprises par les saintes filles agenouillées dans ce cloître. Une rigidité conventuelle que rien n’avait altérée recommandait cet asile dans toutes les mémoires du monde catholique. Aussi, la pureté de sa règle y attira-t-elle, des points les plus éloignés de l’Europe, de tristes femmes dont l’âme, dépouillée de tous liens humains, soupirait après ce long suicide accompli dans le sein de Dieu. Nul couvent n’était d’ailleurs plus favorable au détachement complet des choses d’ici-bas, exigé par la vie religieuse. Cependant, il se voit sur le Continent un grand nombre de ces maisons magnifiquement bâties au gré de leur destination. Quelques-unes sont ensevelies au fond des vallées les plus solitaires ; d’autres suspendues au-dessus des montagnes les plus escarpées, ou jetées au bord des précipices ; partout l’homme a cherché les poésies de l’infini, la solennelle horreur du silence ; partout il a voulu se mettre au plus près de Dieu : il l’a quêté sur les cimes, au fond des abîmes, au bord des falaises, et l’a trouvé partout. Mais nulle autre part que sur ce rocher à demi européen, africain à demi, ne pouvaient se rencontrer autant d’harmonies différentes qui toutes concourussent à si bien élever l’âme, à en égaliser les impressions les plus douloureuses, à en attiédir les plus vives, à faire aux peines de la vie un lit profond. Ce monastère a été construit à l’extrémité de l’île, au point culminant du rocher, qui, par un effet de la grande révolution du globe, est cassé net du côté de la mer, où, sur tous les points, il présente les vives arêtes de ses tables légèrement rongées à la hauteur de l’eau, mais infranchissables. Ce roc est protégé de toute atteinte par des écueils dangereux qui se prolongent au loin, et dans lesquels se joue le flot brillant de la Méditerranée. Il faut donc être en mer pour apercevoir les quatre corps du bâtiment carré dont la forme, la hauteur, les ouvertures ont été minutieusement prescrites par les lois monastiques. Du côté de la ville, l’église masque entièrement les solides constructions du cloître, dont les toits sont couverts de larges dalles qui les rendent invulnérables aux coups de vent, aux orages et à l’action du soleil. L’église, due aux libéralités d’une famille espagnole, couronne la ville. La façade hardie, élégante, donne une grande et belle physionomie à cette petite cité maritime. N’est-ce pas un spectacle empreint de toutes nos sublimités terrestres que l’aspect d’une ville dont les toits pressés, presque tous disposés en amphithéâtre devant un joli port, sont surmontés d’un magnifique portail à triglyphe gothique, à campaniles, à tours menues, à flèches découpées ? La religion dominant la vie, en en offrant sans cesse aux hommes la fin et les moyens, image tout espagnole d’ailleurs ! Jetez ce paysage au milieu de la Méditerranée, sous un ciel brûlant ; accompagnez-le de quelques palmiers, de plusieurs arbres rabougris, mais vivaces qui mêlaient leurs vertes frondaisons agitées aux feuillages sculptés de l’architecture immobile! Voyez les franges de la mer blanchissant les récifs, et s’opposant au bleu saphir des eaux; admirez les galeries, les terrasses bâties en haut de chaque maison et où les habitants viennent respirer l’air du soir parmi les fleurs, entre la cime des arbres de leurs petits jardins. Puis, dans le port, quelques voiles. Enfin, par la sérénité d’une nuit qui commence, écoutez la musique des orgues, le chant des offices, et les sons admirables des cloches en pleine mer. Partout du bruit et du calme ; mais plus souvent le calme partout.”

Les conseils pro by Honoré de Balzac

C’est l’incipit, c’est-à-dire les toutes premières pages du roman. C’est l’élan initial, la page blanche qui se noircit, le lancement de quelque chose. En d’autres termes, c’est le kick-off meeting, le project briefing, ou bien cet eurêka qui lance l’entrepreneur à la conquête de son marché.

Entrepreneurs Academy

D’ailleurs, le texte est truffé de figures entrepreneuriales :

  • le spectre de Napoléon est là, avec son “fantastique cortège de gloire“.
  • cette famille espagnole dont les “libéralités” sponsorisent la construction de l’église.
  • les artisans qui construisirent ces édifices “à campaniles, à tours menues, à flèches découpées” et les pêcheurs dont les “voiles”bruissent sur la mer.

​Surtout, le texte fait de nous des entrepreneurs car à la fin, Balzac nous embarque dans son processus d’écriture : il nous met en action pour construire le terrain de jeu.

Jetez, accompagnez, voyeztous ces verbes d’action ne sont-ils pas le propre de l’entrepreneur, du porteur de projet, du manager ?

Mieux encore, Balzac nous montre en quoi l’entrepreneur fait jaillir une réalité. Il y a un lent mouvement, d’abord violent (jetez), puis de plus en plus apaisé (Jetez, accompagnez, voyez, admirez, écoutez) vers une réalité qui se crée : Puis, dans le port, quelques voilesL’entrepreneur est bien celui qui fait advenir une réalité, et une réalité meilleure que l’état initial : Partout du bruit et du calme ; mais plus souvent le calme partout.

Jeu de Pistes

Dès lors, la question du “comment” reste ouverte : comment écrire, comment entreprendre ? Comment contribuer à ce nouveau monde ?

Balzac nous donne quelques indices pour jalonner notre propre réflexion.

D’abord, Napoléon nous est décrit comme un sujet de nature brute : sa vie météorique a suscité des tempêtes qui se brisèrent comme plus loin les vagues au pied de la falaise. Le même mot révolution décrit tout à la fois la tectonique des plaques (la grande révolution du globe) et les événements politiques auxquels il participa (les éclats de la révolution française). L’humanité serait donc d’une nature éminemment sauvage : il y a là une énergie à savoir exprimer et utiliser.

Car Balzac ne fait pas d’angélisme sur les troubles et les spoliations générales qui agitèrent les quinze premières années du XIXe siècle. Or un autre principe de l’humanité, c’est cette quête métaphysique, notamment sous la forme de la poésie : partout l’homme a cherché les poésies de l’infini, la solennelle horreur du silenceCette aspiration à plus grand qui fait corps avec la nature proprement dite quand elle pousse les Hommes vers les cimes, les abimes, partout où se loge le sublime.

Cependant, Balzac n’est pas féru de religion : c’est la netteté monotone du monastère (les quatre corps du bâtiment carré) face aux exubérances de la nature, ou bien les larges dalles qui les rendent invulnérables aux coups de vents, aux orages, aux actions du soleil. La religion vient comme écraser cet élan naturel dont Napoléon est l’archétype, de même que tous ces entrepreneurs déjà cités qui érigent des monuments dressés (église, campaniles, voiles…).

Fus-Acq

Dès lors, entreprendre selon Balzac, ce serait canaliser nos deux énergies vitales : celle de la nature sauvage (force, déchaînement, actions) et celle de la quête de la poésie (infini, parnasse, cosmos). C’est ce calme décrit à la fin du texte justement. La réalité advenue est un savant mélange de pure nature (les franges de la mer blanchissant les récifs), parfois domptée (la cime des arbres de leurs petits jardins) d’où jaillit une poésie dans la matérialité du quotidien (les terrasses bâties en haut de chaque maison et où les habitant viennent respirer l’air du soir parmi les fleurs).

​Le calme advient donc dans la fusion de deux chaos. L’humanité est tout à la fois d’une nature furieuse et poète. Balzac semble nous inviter à embrasser ces deux pans pour entreprendre, à ne pas avoir peur, ni de faire, ni de rêver.

Chez Chateaubriand aussi, on trouverait ces deux thèmes, celui de la mer en furie et de la muse mystique. Mais à l’auteur du Génie du Christianisme, Honoré répond que la religion ne suffit pas. S’il avait manqué à Napoléon le rêve poétique qui l’aurait sauvé des spoliations, il manquerait aux moniales le véritable rapport à la nature sauvage pour éviter le suicide.

Chez Balzac, le génie ne vient pas par un tiers. La singularité vient de la capacité à tenir les deux énergies, celle du magma brut et celle de métaphysique. De la même manière que la nature parvient, dans les cimes, les abîmes et les falaises, à synthétiser la matière et l’esprit dans un lieu poétique, la personne qui peut “élever (…), égaliser (…), attiédir”, canaliser (et pourquoi pas driver…) ces énergies devient véritablement créateur selon Balzac. C’est la fusion intérieure de ces deux monades qui semble créer l’écrivain (c’est l’incipit !) : pourquoi pas l’entrepreneur ?

  • est-ce que nous libérons notre capacité d’action, est-ce que nous déchaînons nos éléments intérieurs pour porter notre projet en entreprise ?
  • est-ce que nous nous autorisons à conquérir les cimes, avons-nous foi en notre projet, plus grand que tout ?

La citation

“Partout l’homme a cherché les poésies de l’infini, la solennelle horreur du silence.”

La Duchesse de Langeais, Honoré de Balzac

Une citation comme un garde-fou pour veiller au silence en réunion et apporter un peu de poésie en élevant le débat ?


Source : le site de La Fontaine et compagnie

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