Comment ce prédateur discret et farouche, qui ne s’approchera jamais de nos habitations, fut-il pendant plusieurs siècles notre commensal (personne qui mange habituellement à la même table qu’une ou plusieurs autres), un animal si familier qu’on le préférait au chat ? Chronique animalière proposée par Tugdual Derville, co-initiateur du Courant pour une écologie humaine.
Les genettes me fascinent. Genettes avec un G. La genette commune (ou d’Europe) est un superbe mammifère carnivore nocturne, moins connu que la fouine, bien que plus grand. Pesant jusqu’à deux kilos, Genetta genatta est élégante, avec son pelage tigré et sa longue queue annelée qui équilibre ses courses. Et quelle vivacité ! Filiforme, aussi à l’aise dans les arbres qu’à terre, ce prédateur aime les milieux aquatiques. La genette fut longtemps cantonnée, en France, dans son quart sud-ouest. Aujourd’hui protégée, elle serait en expansion dans l’Hexagone.
Je n’ai jamais vu de genette en liberté, tant elle est craintive. Mais j’ai pu en observer, prises de nuit dans des cages à bascule pour ragondins. Voir l’animal bondir vers sa liberté : spectacle saisissant ! Las, je découvre parfois, au bord d’une route du marais poitevin, une jolie genette renversée pendant sa virée nocturne. Occasion de sentir son odeur musquée comme celle d’un fauve. Pour le reste, ce sont les naturalistes qui rapportent les mœurs de ce discret animal sauvage. Mais est-il vraiment sauvage ? L’histoire de notre genette montre à quel point ce mot est ambigu. C’est là que je veux en venir.
La genette d’Europe vient d’Afrique du Nord, notre berceau commun. Or, la bête si farouche que nous connaissons y fut essentiellement domestique. Des envahisseurs, soit romains soit maures, l’auraient alors introduite chez nous comme animal de compagnie. La genette servait à protéger les cultures des rongeurs, à la façon dont le chat domestique chasse souris et rats de nos habitations. D’ailleurs, la genette a longtemps été préférée au chat, plus gros – qui connut même une phase de rejet par assimilation au mal. Créature bienfaisante, la genette orne le vitrail du baptême du Christ, daté de 1541, en l’église parisienne Saint-Étienne-du-Mont ; vous la trouverez en société peinte par Bruegel ou sur la tapisserie de la Dame à la Licorne, non pas en bête sauvage mais comme animal familier. De la fin du Moyen-âge, au seizième siècle, la genette fut apprivoisée dans les châteaux qu’elle protégeait des rongeurs donc de la peste ! À l’époque, je suppose que nous étions peu sensibles aux odeurs corporelles : celle de la genette n’indisposait pas. Quoi qu’il en soit, le chat a pris le dessus. Et la genette a quitté nos épaules et notre histoire… Au point que beaucoup l’ont oubliée.
Qu’un animal introduit se plaise désormais dans le marais poitevin, paysage façonné de mains d’homme – et riche espace de biodiversité – montre que notre réconciliation avec cette nature, dont nous faisons partie, n’a rien d’une utopie.
Nous avons tant adopté le dualisme homme-nature que nous rêvons d’un monde sauvage, pur et noble, primitif et bestial, opposé au monde civilisé, à la fois sécurisé et dénaturé, voire avili par l’homme. En réalité, l’idée d’une nature où l’homme n’aurait pas sa place est absurde.
Nous oublions à quel point nos relations avec la vie animale, depuis des millénaires, relèvent d’une colocation intime. Pour le pire, parfois, mais aussi le meilleur. Selon certains scientifiques, sans son lien avec l’homme et ses cultures, la genette aurait disparu de l’actuelle Algérie, sa terre d’origine, bien avant d’arriver chez nous au treizième siècle.
Si je croisais enfin cette genette que je pensais si sauvage, je lui dirai : salut la compagnie !
Cet article est tiré de la Chronique “Des Animaux et des Hommes” du 26/05/2021, produite et diffusée sur ktotv.