Le coquillage géant qui peuplait la Méditerranée disparait, paralysé par un minuscule protozoaire arrivé en bateau. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup.
Mon histoire avec l’animal dont je vais parler relève de la douche écossaise.
Épisode n°1, enfant, il y a un demi-siècle, je nage avec masque et tuba près de Toulon, dans une baie calme au-dessus d’un herbier de posidonies. Fichés dans le sable, par dizaines, d’immenses coquillages bivalves parsèment le fond. Ils sont rouges, teintés de vert, à cause des algues qui ont décidé de s’y accrocher, et tous entrouverts. C’est la grande nacre. Profondément planté, le mollusque se nourrit de phytoplancton en filtrant deux cents litres d’eau par jour. Il se ferme dès qu’on le dérange. Pinna nobilis est aussi appelé jambonneau hérissé, car il a la forme et la taille d’une cuisse de cochon, et qu’il est couvert d’excroissances rugueuses. Atteignant un mètre de longueur, c’est le second plus grand coquillage du monde. Sa nacre est à l’intérieur, près de la base de sa fragile coquille dont les Romains tiraient un fil à tisser.
Hélas, trop de curieux ont voulu leur trophée. De même que les petits ruisseaux font les grandes rivières, les petits prélèvements font de gros dégâts. D’autant que des plongeurs-vendeurs en combinaison et ceintures plombées ont raflé tout ce qu’ils pouvaient, sciant la branche sur laquelle ils étaient assis. La pollution a fait le reste, avec la réduction induite des herbiers de posidonies, accélérée par les manœuvres des bateaux de plaisance dont les ancres labourent le fond près des rivages de la côte d’azur, sans oublier le chalutage… La grande nacre s’est raréfiée. J’ai dû constater qu’elle avait disparu de ma petite baie ! Malheur. Triste fin du second épisode.
Et voilà bien plus tard, qu’un jour que je replongeais au même endroit – en 2012, je crois – j’eus la surprise de retrouver le tableau de mon enfance : elles étaient là, fièrement dressées, déjà grandes… Nombreuses sur le fond sableux au milieu d’herbiers renaissants. Était-ce le résultat de l’interdiction complète de la pêche de la grande nacre, vingt ans plus tôt, en 1992 ? La fin du tout à l’égout dans la mer ? La discipline des bateaux de plaisance, privilégiant les mouillages aux ancrages dévastateurs ? Tout est lié. Toujours est-il que je pouvais plonger à la rencontre des nobles bivalves. Joie de l’épisode 3.
Hélas, épilogue cette fois dramatique. Depuis 2016, un nouveau parasite se répand en Méditerranée, à partir, dit-on, du dégazage d’un bateau japonais au large de l’Espagne. Ce protozoaire provoque la paralysie des bivalves. Pas de fermeture, pas de protection : les prédateurs, poulpes ou dorades, s’en sont donné à cœur joie. Avec cet envahisseur unicellulaire, microscopique espèce de plus, c’est une majestueuse espèce qui s’éteint, avec tout l’écosystème qui l’accompagne : un petit crabe commensal, des éponges et autres organismes installés sur ses valves.
La grande nacre disparait d’abord d’Espagne puis de Corse. L’épizootie atteint Monaco en 2018. Je crains fort que l’immense coquillage ait à nouveau déserté le petit coin de paradis où je l’avais vu renaitre. Peut-être pour toujours car voilà notre grande nacre « en danger critique d’extinction ». J’enrage ! Un appel désespéré vient d’être lancé par le musée océanographique de Monaco. On espère récupérer quelques juvéniles et les élever en bassin pour les réintroduire.
Maigre consolation : les populations vivant dans des lagunes sont épargnées, pour le moment.
Cet article est tiré de la Chronique Des Animaux et des Hommes (5/05/2021), produite et diffusée sur ktotv.