La séduction pornographique – Romain Roszak

17 Mar, 2024 | PHILOSOPHIE, SOCIÉTÉ

Si représenter la sexualité a longtemps été un défi à l’ordre établi, ce n’est plus le cas depuis les années 1970, époque où le capitalisme entre dans sa phase consumériste et sensualiste. Manne économique inédite, et mieux servie que jamais par les technologies numériques, la pornographie constitue aujourd’hui le nouveau totem occidental. Décryptage par Romain Roszak, professeur de philosophie et auteur de La Séduction Pornographique (éd. L’échappée, 2021).

Écoutez cet article !

À propos de Romain Roszak

Romain Roszak est professeur agrégé de philosophie. Il a contribué à l’ouvrage collectif La Sexualité en images. Regards croisés sur l’érotisation des corps (Hermann, 2018) et a ensuite publié La séduction pornographique (éd. L’échappée, 2021). Il s’est notamment intéressé à la pensée de Michel Clouscard, sociologue marxiste des années 1970.

Décrypter la pornographie via la pensée de Michel Clouscard

Romain Roszak : “Si je me suis intéressé à la pornographie, c’est justement parce que cela fait partie des thèmes pouvant être développés à partir de la pensée de Michel Clouscard ; lui-même ne l’a pas traité directement mais il a fourni une grille de lecture éclairante. Tant qu’on en fait l’économie, on reste prisonniers entre une vision très conservatrice de la critique de la pornographie – critique de toute monstration de la nudité en tant que tel – d’un côté et de l’autre, un discours très libéral, qui refuse de voir un problème en l’expansion du commerce pornographique.

Clouscard permet de comprendre comment la pornographie a pu devenir une marchandise normale, alors qu’auparavant, elle était non seulement contingentée, mais même honteuse.

Aujourd’hui en France, comme dans la plupart des pays du monde qui ont accès à Internet, la pornographie représente un tiers de la bande passante mondiale, pour les estimations les plus modestes.

Live Romain Roszak pornographie

Normalisation de la consommation de pornographie : merci qui ?

La consommation de pornographie a été prise en charge par tout un réseau de prescripteurs d’opinions. Je pense notamment à certains journalistes de grands quotidiens nationaux : Maia Mazaurette pour Le Monde, Agnès Giard pour Libération, Peggy Sastre pour Slate, etc.

Ces prescripteurs – sur Internet, à la télévision, dans la presse – se sont chargés de montrer à la fois que la pornographie était inoffensive et que sa consommation était un gage de décontraction et de modernité ; qu’il fallait l’accepter comme une marchandise comme les autres car elle disait beaucoup de celui qui la consommait : sa jeunesse, son ouverture d’esprit, sa capacité à plaisanter sur le sexe et à rompre avec les morales traditionnelles – austères – héritées de la France gaullienne.

C’était le cas dans les années 70-80 ; c’est à plus forte raison le cas aujourd’hui.

En quoi est-ce un problème ?

Tant que l’on promeut la consommation de pornographie dans les termes dans lesquels on le fait aujourd’hui, on néglige de réfléchir à deux questions :

  1. les conditions de sa production,
  2. les effets psychiques et sociaux de sa consommation (et pas uniquement auprès des jeunes).

En ce qui concerne la production, il me semble qu’on assiste à une régression assez considérable par rapport aux analyses des féministes radicales dans les années 70, qui définissaient de manière explicite la pornographie comme de la prostitution filmée. Ce faisant, elles rattachaient la prostitution et la pornographie à la marchandisation des corps et mettaient donc en question le fait qu’il puisse y avoir une relation librement consentie dans ces termes-là.

Il est vrai qu’aujourd’hui, un certain nombre d’acteurs disent embrasser volontairement cette profession et l’affirment même parfois avec un certain militantisme – Même si, à mon avis, il faut entendre ces discours-là, qui ont un certain caractère de nouveauté, il ne faut pas en faire le fin mot de l’enquête. C’est un élément parmi d’autre de l’enquête et certainement pas sa conclusion à moins de penser que, sous prétexte que l’on désire quelque chose, on a complètement conscience des raisons pour lesquelles on le désire. Ce n’est pas du tout le cas, nous en sommes tous bien conscients !

La difficulté à démontrer les effets psychiques d’une consommation intense et régulière de pornographie semble profiter de manière assez malhonnête, à mon avis, à son libre commerce. Sous prétexte qu’il n’est pas possible de démontrer avec autant de rigueur que dans les sciences expérimentales la toxicité de cette consommation-là, le doute profite par principe – assez normal en régime libéral – à la liberté d’entreprendre ; et donc, en l’occurrence, à la liberté de ceux qui font commerce de la pornographie.

Smartphone : quand la consommation pornographique s’individualise

La consommation pornographique se fait beaucoup par smartphone. Ce n’est pas tout à fait nouveau parce que ça s’inscrit dans un temps long d’accession à une consommation de plus en plus individualisée.

On est passé des cinémas de périphéries à ceux des centres-villes en 1974 – Valéry Giscard d’Estaing avait fait de la libéralisation de ce commerce une promesse de campagne. Mais un an plus tard, Giscard revient sur ses pas et instaure le “classement X” qui rejette les films pornographiques en dehors du champ du cinéma traditionnel.

En parallèle se développent les cabines de visionnage dans les sex-shops, puis par VHS ; et au moment de la généralisation des abonnements Internet, c’est une consommation par ordinateur personnel qui devient la norme. Il n’y a donc plus de nécessité de sortir de chez soi pour visionner un film pornographique, pour accéder librement à ce que je crois vouloir. Et ce, sur un catalogue très large.

Ainsi donc, la seule chose que la consommation par smartphone apporte de nouveau est de supprimer la rupture entre le temps de l’intimité – celui de la maison – et le temps du travail. Des chiffres – reconstruits d’après les heures de visionnage (à prendre donc avec des pincettes, mais quand même !) – suggèrent une consommation régulière chez une part croissante d’individus au travail. Cela semble indiquer que le sevrage de pornographie devient de plus en plus difficile et que l’on a affaire à une consommation de plus en plus boulimique.

La pornographie : librement consentie ?

La consommation de pornographie est une question politique. Et là encore, il me semble qu’on est en pleine régression par rapport à la conscience féministe des années 70-80.

Encourager les consommateurs à payer pour une consommation de “pornographie responsable”, par exemple, semble extraordinairement naïf ; c’est faire confiance à ce qui est vu à l’image. Comme si le fait de voir une phase de consentement à l’écran garantissait le consentement réel sur le lieu de tournage.
Ce n’est pas parce qu’on voit des orteils contractés, des dentelles et des bougies que le tournage n’est pas particulièrement cruel, vicieux et bourré de clauses qui n’étaient pas dans le contrat initial !

Par ailleurs, en admettant que le tournage se fasse dans les conditions de ce qu’on appelle le consentement, ça pose la question du travail salarié en général. Quel est le consentement réel de celui qui se voit contraint de signer un contrat de travail quand il s’agit de remplir le frigo ?

Alors évidemment, on peut toujours dire que l’acteur pornographique peut faire autre chose que ce qu’il fait. Mais l’objection semble d’assez mauvaise foi. Car si le choix existe entre, d’un côté, devenir acteur pornographique et de l’autre, s’investir dans des métiers peu qualifiés, mal payés, aux conditions de travail très pénibles – je pense ici à certains métiers du soin – il ne faut pas s’étonner que certains acteurs vantent les mérites relatifs de l’actorat pornographique ! Même si le prix à payer est très fort – notamment quand les acteurs tentent de sortir de ce système – il donne au moins l’impression – parfois partiellement fondée – d’une certaine maîtrise de son image et d’une certaine supériorité par rapport à ceux qui vont la consommer.

Défendre la liberté salariale pornographique paraît donc non seulement naïf, mais semble surtout être une manière acritique de se ranger du côté des détenteurs de capitaux – et non pas du côté de ceux qui travaillent effectivement et mettent leur corps en jeu devant les caméras.

Quitter le monde de la pornographie

Quand les acteurs – essentiellement les actrices d’ailleurs – font le choix de quitter le milieu de la pornographie, il leur est impossible – dans la grande majorité des cas – de récupérer ou de faire supprimer les vidéos dans lesquelles ils ont joué : l’acteur n’est pas propriétaire des images qui ont été tournées de lui.

Les actrices pornographiques souffrent alors des stigmates attachés à la profession. L’analyse qui suit se range dans la droite ligne des travaux de Clouscard : la société capitaliste hédoniste qui émerge à partir des années 70 succède à une société capitaliste plus traditionnelle, plus austère, moins centrée sur les loisirs et sur la sexualité. Cette société capitaliste hédoniste a pour caractéristique d’être duelle : elle valorise la totale monstration corps, l’exposition de la sexualité et son commerce comme si c’était une liberté supplémentaire ajoutée à la gamme de nos libertés individuelles. Mais de l’autre, elle reste travaillée par un certain conservatisme ; si on est bien contents de pouvoir jouir des prostitués, on va pour autant continuer de jeter l’opprobre sur leur profession.

Valoriser le développement de l’industrie pornographique dans ces conditions-là, semble alors une manière naïve de jeter tout un tas d’acteurs – et surtout d’actrices – à l’abattoir, sachant très bien qu’elles seront maltraitées sur les lieux de tournage et qu’elles n’auront pas la possibilité de se reconvertir après coup.

Je pense à l’actrice Nikita Bellucci qui disait avoir renoncé à faire naître un enfant après sa carrière d’actrice : elle ne voulait pas qu’il subisse toute la honte attachée au métier du sexe. Cette même actrice défend pour autant le libre commerce de la pornographie, tant qu’il est accompli dans des conditions de ce qu’elle appelle le consentement.

Entre sadisme et névrose : les impacts de la pornographie

Il y a une manière traditionnelle d’aborder ce problème chez certains critiques de la pornographie. L’universitaire italienne Michela Marzano dit que la consommation de pornographie rend sadique, parce qu’elle habitue à voir des pratiques de plus en plus extrêmes sans se poser la question des conditions dans lesquelles sont réalisées. Ce qui inviterait les consommateurs à les reproduire chez eux, soit en exigeant davantage de leur partenaire, soit en pratiquant purement et simplement le viol ; Robin Morgan, féministe des années 70, disait « La pornographie, c’est la théorie. Le viol, c’est la pratique ».

Je ne suis pas certain que les choses soient aussi mécaniques. Ce n’est pas parce que je regarde quelque chose que je la reproduis immédiatement. Il n’est donc pas certain que ce soit le fond du problème. En réalité, il me semble que ce n’est pas en tant qu’image que les problématiques liées à la pornographie émergent, mais plutôt en tant que dispositif.

Si elle produit effectivement un rapport plus brutal aux autres – notamment à celles et ceux qui sont amenés à coucher avec nous – c’est parce que ces images sont normalisées. Depuis 1975, le silence du législateur, qui a renoncé progressivement à encadrer cette consommation-là, même a minima, donne l’impression que cette marchandise est innocente. Ou tout au moins qu’elle peut être consommée de manière innocente.
Le silence de l’État va donc dans le même sens que les discours des prescripteurs dont on parlait tout à l’heure.

Cela nous habitue à un sadisme objectif, un sadisme de classe : en tant que consommateur de tout un tas de nouvelles marchandises, et notamment de pornographie, on est amené à ne plus du tout s’interroger sur ce qui amène les acteurs dans ce système-là. Au contraire, on se réjouit d’une harmonie préétablie qui semble relier mon désir de jouissance à un désir de faire jouir. Dans cette optique-là, la pornographie dispose au sadisme.

Ceux pour qui les règles de morale élémentaire – ne pas accepter de jouir à n’importe quel prix, mais toujours garder à l’esprit qu’il y a un travail derrière et des conditions de travail sur lesquelles on n’a pas de prise en tant que consommateur – restent en tête, risquent beaucoup plus la névrose, en s’accusant de ne pas pouvoir se passer de pornographie, se sentant coupable de consommer malgré tout.

Arrêter de consommer ? Ou arrêter de produire ?

Y a-t-il des pistes pour sortir de la consommation pornographique ? Je ne pense pas que les solutions puissent être individuelles. La consommation pornographique ne résulte pas d’un libre choix. On y est incité, à cette consommation, dans des proportions toujours plus grandes. Et surtout, on est poussés à la voir comme une activité innocente, voire nécessaire, à une sexualité épanouie.

Il est très difficile individuellement de s’extraire de ces mots d’ordre-là. Même si l’on comprend intellectuellement qu’ils sont artificiels et intéressés et qu’ils sont ce dont les industries pornographiques ont besoin pour continuer à prospérer, mon désir reste façonné, quoi que pense mon intellect, par toute cette industrie et les prescripteurs d’opinion dont on est entouré.

Je pense donc que pour se libérer de ce commerce-là, la réponse ne peut être que collective. Elle ne peut passer que par le travail d’associations de terrain, en faveur de l’abolition de la prostitution et de la pornographie… À condition, bien sûr, que le travail de ces associations soit relayé médiatiquement, ce qui manque cruellement aujourd’hui et ce qui fait que le débat public n’existe pas sur ces questions.”

Romain Roszak
Romain Roszak

Pour poursuivre sur ce thème, un entretien avec Isabelle Gastal : Trouver l’amour de sa vie… et le conserver #ReplayWebinar

Je soutiens le Courant pour une écologie humaine

 Générateur d’espérance