La société post-Covid : comment nous en sommes arrivés là (et ce qui peut nous attendre)

15 Mai, 2020 | ÉCONOMIE, SOCIÉTÉ

L’économiste Pierre-Yves Gomez, professeur à l’EM Lyon Business School et co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, décrypte les évolutions économiques et sociales. Il analyse ci-dessous le mystère du basculement de milliards d’êtres humains, crise sanitaire oblige, dans un régime de privation de libertés hyper-restrictif et propose quatre hypothèses et quatre scénarios pour l’avenir.

Sur le papier, on peut toujours regagner des batailles perdues, même quand la guerre est finie. C’est ce que ne manquent pas de suggérer les combattants de la onzième heure critiquant aujourd’hui la gestion de la crise sanitaire en France (confinement, chômage partiel…), bien qu’on les ait peu entendus protester au moment où les décisions étaient prises. Il est vrai qu’il est plus facile de conseiller quand tout est accompli et de prophétiser quand les événements ont déjà eu lieu.
Quelles que soient les erreurs de nos gouvernants, l’urgence n’est pas de polémiquer entre Français pour accabler ou défendre leur bilan mais plutôt de comprendre ce qui peut surgir, dans tous les pays du monde, de la période de confinement et de déconfinement que nous traversons. Ce qui invite à nous demander d’abord comment nous en sommes arrivés là. Comment plusieurs milliards d’êtres humains ont-ils pu accepter massivement, en quelques jours, quel que soit le régime politique de leur pays et avec une égale docilité, des conditions de vie incroyablement restrictives sur leur liberté et intrusives sur leur vie quotidienne ? Je propose quatre hypothèses.

1e hypothèse : le respect absolu de la vie

La première hypothèse est la plus séduisante pour sa dimension morale : après des décennies de prospérité, nos sociétés capitalistes avancées ont acquis une très haute idée de la vie humaine dont le respect est devenu un absolu. Au moment où le Covid est apparu, tous les gouvernants du monde civilisé ont considéré que la préservation de la santé de leurs citoyens était une priorité non négociable, quitte à figer de manière inédite toute l’économie et la vie sociale. Jamais dans l’histoire de l’humanité une telle unanimité morale ne s’était manifestée pour empêcher que des millions de personnes soient emportées par une maladie, et cela, quel que soit le prix qu’il faudra désormais payer. C’est au nom de cette évidence morale humaniste que nous avons accepté, de bon gré, les restrictions les plus sévères.

2e hypothèse : la toute-puissance de la gestion

Selon une deuxième hypothèse, la manière de réagir au Covid-19 traduit plutôt la toute-puissance rassurante de la rationalité gestionnaire : selon elle, face à l’incertitude du monde (qu’elle détermine souvent elle-même), la vie sociale est formée de processus décomposables, gérables et contrôlables dont on peut maximiser l’efficacité. Lorsque le risque épidémique a été avéré, la grande machine gestionnaire mondiale s’est mise en branle dans les administrations comme dans les entreprises. Les technocrates en tous genres, dont la fonction est d’élaborer des chiffres et des normes, ont appliqué leur savoir-faire avec une résolution implacable : outils de repérage du virus, règles de bonnes et de mauvaises pratiques, statistiques, calculs, ratios, procédures pour le confinement et le déconfinement, rapports, normes portant sur tous les aspects de la vie, depuis un guide des parents confinés élaboré par le secrétariat d’État à l’égalité hommes-femmes (avec « 50 astuces de pro » !) jusqu’aux détails techniques minutieux de mise à distance et de protection des travailleurs imposés le Protocole national du déconfinement… Nous avons accepté cette traduction du désordre pandémique en ordre gestionnaire, parce que, malgré ses lourdeurs et ses emballements obsessionnels, nous sommes persuadés que les gestionnaires et autres experts apportent de la sécurité et de l’efficacité à un monde incertain.

3e hypothèse : le besoin de changer la société

Une troisième hypothèse suggère que nous sommes entrés dans cette période avec le besoin mal exprimé mais radical de changer de société. L’inactivité soudaine des entreprises, les rues vidées de piétons ou les transports abandonnés, sont apparus comme une protestation silencieuse contre l’économie frénétiquement compétitive, les villes insécurisées et sales ou les déplacements quotidiens éprouvants. Une sorte de pause, telle que, dans le creux du confinement, la vie reprenait ses droits. L’absurde immobilité du monde (qui n’a regardé avec fascination des images de sites touristiques ou d’aéroports déserts ?) n’était qu’un reflet ironique d’un monde économique et social naguère désespérément agité et qui n’était pas moins absurde. Ce que nous n’avions pas les moyens ou le courage de formuler, un virus a opportunément permis de le dire. Depuis, des voix nombreuses ont demandé de profiter de ce moment de lucidité pour que nous changions ce qui doit l’être. En attendant, nous avons accepté ce temps de rupture avec gratitude, comme une délivrance à l’égard des rythmes et des exigences d’une économie insensée ; ou bien nous l’avons accueilli avec le pressentiment sinistre que la seule manière d’échapper à la frénésie, c’était que tout s’arrête.

Ce que nous n’avions pas les moyens ou le courage de formuler, un virus a opportunément permis de le dire. Depuis, des voix nombreuses ont demandé de profiter de ce moment de lucidité pour que nous changions ce qui doit l’être. En attendant, nous avons accepté ce temps de rupture avec gratitude, comme une délivrance à l’égard des rythmes et des exigences d’une économie insensée ; ou bien nous l’avons accueilli avec le pressentiment sinistre que la seule manière d’échapper à celle-ci, c’était que tout s’arrête.

4e hypothèse : hygiéniser la croissance

Enfin, une quatrième hypothèse peut être formulée : le temps du Covid a poursuivi, d’une certaine façon, les mirages du capitalisme spéculatif. Celui-ci, qui règne depuis près d’un demi-siècle, a besoin de renouveler sans cesse ses relais de croissance et de croyance. C’est pourquoi des crises brutales ont émaillé régulièrement notre histoire récente : elles permettent de détruire et de remplacer certains moyens de production, de faire ainsi repartir la machine économique spéculative grâce à des innovations, des projets redynamisés et des promesses de nouveau « progrès ». Ainsi, nous avons connu successivement la « financiarisation » des entreprises entre 1990 et 2010, puis leur « digitalisation » depuis 2010.

Le Covid-19 a inauguré « l’hygiénisation » comme un nouveau relais de croissance (et de croyance) en faisant de la gestion des risques sanitaires (qui pourra être désormais étendue à toutes formes d’épidémie ou de pathologie) un business et un mode de vie. On voit déjà fleurir les propositions et les produits en ce sens, comme des caméras à infrarouge permettant de mesurer la température des travailleurs ou des clients afin de déceler immédiatement les malades, ou des bracelets pour évaluer l’espace de distanciation « sûr » entre deux personnes. Bien entendu, en parallèle, les gestionnaires ont commencé à créer des normes et des ratios de mesure appropriés. Dans cette hypothèse, nous avons souscrit docilement aux restrictions du confinement et du déconfinement, parce que les promesses de l’hygiénisation flattent l’individualisme narcissique typique de la société contemporaine, en nous donnant l’impression d’être toujours davantage de précieuses particules élémentaires, objets d’attention, de sollicitude sécuritaire et de soins singularisés. Il est significatif que le signe de respect à l’égard d’autrui soit devenu un geste… barrière.

Parmi d’autres sans doute, ces quatre hypothèses (exigence morale ; ordre gestionnaire rassurant ; désir profond de rupture et « hygiénisation » au service de l’individu narcissique) expliquent comment nous en sommes arrivés à accepter massivement la situation sociale et économique inouïe produite par la survenue du Covid-19. Certaines logiques se rejoignent, on le voit, d’autres s’excluent mutuellement. Il est d’ailleurs probable qu’elles coexistent non seulement dans la société mais aussi en nous-mêmes : d’un côté nous désirons une vie sociale fortement organisée et sécurisée, quitte à être plus individualiste ; de l’autre, nous aspirons à une vie plus libre et solidaire quitte à être plus incertaine. Éternelle contradiction qui, pour cette génération, dessine un avenir à l’échelle mondiale.

De ce cocktail potentiellement explosif, on peut déduire quatre scénarios pour les prochaines semaines.

1er scénario : la sécurité sanitaire absolue

Premier scénario, le risque épidémique lié au Covid-19 s’éloigne plus ou moins vite mais irréversiblement. Cette victoire est mise au crédit des actions gestionnaires et des innovations technologiques mises en place pour le combattre et elles apparaissent indispensables pour la sécurité sanitaire future de nos sociétés. Insensiblement, notre esprit s’adapte et nous considérons « l’hygiénisation » comme une évidence : une nouvelle façon de travailler, de consommer et de vivre ensemble fondée sur la sécurité sanitaire absolue s’installe dans nos sociétés (et dans nos têtes).

2e scénario : la confiance s’effrite

Deuxième scénario, avec la durée du déconfinement, les normes et les exigences hygiénistes requises ne sont pas réellement appliquées par la population. Malgré la menace de nouveaux foyers agitée par les autorités, les populations considèrent de plus en plus que les risques de la pandémie sont exagérés. L’écart entre les normes de comportement social définies par les experts gestionnaires et la réalité de la vie pratique se creuse. Au terme de cet épisode, la confiance à l’égard des gouvernants de toutes sortes (politiques, dirigeants d’entreprise, managers) s’effrite un peu plus et c’est sur cette base incertaine qu’il faut reconstruire l’économie.

3e scénario : l’explosion sociale

Troisième scénario, la standardisation accrue de nos vies quotidiennes devient rapidement insupportable : bonnes pratiques sociales imposées, comportements contrôlés, règles hygiénistes établies par une technocratie qui s’emballe dans un délire normalisateur. Au bout de quelques semaines, selon les pays, c’est le ras-le-bol accentué par les difficultés économiques ; le surgissement soudain des contradictions que j’ai évoquées précédemment et un désir plus ou moins confus de changement de société produisent une explosion sociale non maîtrisable dans l’esprit des Gilets jaunes, mais sur une base plus large.

4e scénario : une économie raisonnable et subsidiaire

Fort de clarifier ces tensions et ces enjeux, un quatrième scénario est possible : entendre et servir rapidement les aspirations pour une économie plus raisonnable, mais aussi pour plus de sécurité individuelle ; néanmoins, ne pas exciter cette dernière par une surenchère hygiéniste mais retrouver, au contraire, le bon sens commun et la confiance réciproque comme les meilleures inspirations pour nous comporter les uns à l’égard des autres ; ne laisser les experts gestionnaires agir sur nos vies que par subsidiarité ; chercher les relais de prospérité dans l’élaboration d’écosystèmes économiques, humains et naturels durables et responsables.

Les prochaines semaines verront si nous saurons surmonter paisiblement les contradictions qui nous traversent pour aller dans ce sens. Ou bien s’il faut attendre les Barbares…


Article paru sur Aleteia, le 12 mai 2020

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