La valeur spéculative des opinions (La sociétalisation, épisode 9) – Pierre-Yves Gomez

10 Avr 2025 ÉCONOMIE

La réélection de Donald Trump a révélé une reconfiguration silencieuse du rapport entre entreprises, opinion publique et stratégies d’image. En apparence progressistes, les grandes firmes ont adaptés en réalité leur positionnement en spéculant sur le marché des opinions désormais conservatrices. Pierre-Yves Gomez, économiste et co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, explore les ressorts de cet aspect de la sociétalisation, l’envers politique du capitalisme contemporain.

Les entreprises s’alignent sur les idées qui leur semblent dominantes, avec la même vigilance qu’elles portent aux bulles sur les marchés financiers.

© Getty Images / Photo par Chris Unger/Zuffa LLC

Le retournement des géants de la tech

L’alignement quasi immédiat des grandes entreprises américaines sur la ligne culturelle du président Trump a stupéfié l’opinion européenne. Supposés porteurs d’une vision « progressiste » et globaliste du capitalisme, les géants de la tech, pour la plupart soutiens financiers de l’administration démocrate, semblaient incarner les valeurs sociétales qu’elle défendait. Pourtant, après la défaite des démocrates, ces mêmes entreprises ont prêté allégeance au nouveau pouvoir républicain. À la manière de féodaux d’un autre temps, on les vit se presser aux premiers rangs de la cérémonie d’investiture de Donald Trump.

Le constat est cruel pour ceux qui croyaient que les prises de position des entreprises reflétaient une réelle adhésion à leur vision du monde. En réalité, elles s’inscrivaient dans le mouvement de sociétalisation des entreprises.

Sociétalisation : l’opinion comme marchandise

Envers politique du capitalisme contemporain, la sociétalisation a transformé le débat public en un marché des opinions. Selon la logique décrite jadis par Pierre Bourdieu (Les Règles de l’art, 1992), les acteurs de ce marché cherchent à maximiser des capitaux symboliques faits de valeurs éthico-identitaires, afin de préserver ou d’améliorer leur position sociale. Devenu liquide et spéculatif grâce aux réseaux sociaux, le marché est animé par des groupes de pression ou des individus s’auto-instituant porte-paroles de la société pour influer sur l’opinion.

Pour s’imposer comme dominantes, leurs convictions doivent menacer de discrédit — voire de scandale — ceux qui ne les partageraient pas. L’enjeu consiste alors à diffuser rapidement des opinions afin de produire un effet d’adhésion massive auquel il devient dangereux de s’opposer sans en subir de possibles rétorsions réputationnelles.

Des entreprises à l’écoute du climat dominant

Pour éviter ce risque, les entreprises s’alignent sur les idées qui leur semblent dominantes, avec la même vigilance qu’elles portent aux bulles sur les marchés financiers.

Jusqu’ici, l’arène de la sociétalisation était occupée par un activisme progressiste, entretenant l’illusion d’une convergence entre ses revendications et l’opinion publique majoritaire. Les grandes entreprises s’alignaient sur ses codes. Mais des groupes d’inspiration libertariens ou conservateurs ont compris qu’ils devaient, eux aussi, intégrer la logique de la sociétalisation à leur stratégie politique. Ils ont alors investi dans les réseaux et les médias, multipliant les relais d’influence comme l’avaient fait, avec succès, leurs adversaires démocrates.

La victoire de Donald Trump a révélé que ce courant rencontrait désormais un large écho dans l’opinion manifesté dans les urnes. Les entreprises en ont tiré les conséquences, délaissant sans hésitation les postures d’hier pour actualiser leur adhésion à la sensibilité du moment.

L’opinion, un actif spéculatif comme un autre

En affaiblissant considérablement les corps intermédiaires politiques — syndicats, partis — qui encadraient autrefois les débats, la sociétalisation place désormais les entreprises en contact direct avec les convulsions de la société. Comme face à toute contrainte de marché, elles y répondent avec souplesse et opportunisme, anticipant l’intérêt à réagir plus ou moins rapidement — voire à peser elles-mêmes sur ces dynamiques, comme l’ont fait Disney en adaptant ses productions au progressisme sociétal ou Elon Musk en engageant son image dans la campagne de Donald Trump.

Dans une société livrée à la spéculation, l’opinion est un actif comme un autre, soumis à des valorisations et des arbitrages stratégiques — que seuls les esprits animés de convictions fortes jugeront inconséquents. Convictions qu’ils doivent appuyer néanmoins sur des principes clairs plutôt que sur des évidences partagées mais qui sont de plus en plus volatiles.


Pour accéder à l’épisode 8 de la sociétalisation, c’est ici : La société de privilèges (La sociétalisation, épisode 8) 

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